Jean-Marc Lacaze - Spectres du mythe insulaire

Pensées du grand océan, mythes et mythifications dans l’océan Indien
Par Nicolas Gérodou

2024

À travers la famille des Chiens noirs, assemblée avec Ananda Devi dans un livre profond1 , ou encore les figures égarées du mythe marron (dans le film Malavoune Tango), Jean-Marc Lacaze documente la multitude des esseulés, la troupe défaite des indésirables.

Il suffit d’un instant fugitif pour que les errants nous fixent, et plus encore, nous appellent à les rejoindre, du côté des fantômes : « lorsqu’ils soulèvent sur moi leur regard, le noir de leurs orbites me parle de gouffres et de braises, l’étoile éteinte qui y rôde m’annonce la mort des choses », écrit Ananda Devi.

Les chiens marrons qu’élèvent secrètement les jeunes migrants comoriens et les bandes d’adolescents mahorais en vagabondage, réfugiés dans les forêts de Mayotte, font eux aussi état de cette fonction mythique des animaux totémiques. Lorsque dans la dernière partie de Malavoune tango, le meneur du groupe déclare, désabusé, que les chiens errants, c’est lui-même et sa bande de sans-papiers, de sans-famille, il accomplit une première mythification, un rituel d’errance qui vise à se choisir un exclu, un pharmakos comme emblème2 . Privés de leurs mythes d’appartenance territoriale et communautaire par leur état de migrants et de sans-domicile, les jeunes ont ainsi reconstitué une forme symbolique et une activité rituelle autour de la figure de l’animal maudit en terre d’Islam, du monstre totémique faisant cruellement miroir, et condamné à errer, à fuir et à combattre pour sa survie. Le sacrifice de l’animal élevé et choyé par son maître est constitutif de ce totémisme mythique : le chien émissaire finira par mourir à l’issue d’un combat organisé par son possesseur, assurant par le rituel la survie de ce dernier.

Malavoune tango, 2022
Image extraite du film.

Ailleurs, dans un quartier de Saint-Louis de La Réunion, Jean-Marc Lacaze participe au Karmon, il suit la fabrication collective des costumes pour le carnaval rituel, costumes renouvelés chaque année — inévitablement, l’artiste-observateur finit par prendre part à la confection de l’un d’entre eux. Patiemment réalisés par les participants et leurs proches, les costumes offrent tous un détonnant mélange de pop culture (les masques de personnalités ou de monstres, les gants de caoutchouc, les bandes réfléchissantes, les chaussures de chantier) et de traits rituels (les bandes de soie colorée, les culottes bouffantes de danseurs, les drapeaux frangés en plumes de broderie). Voilà le vertige carnavalesque : on y éprouve en même temps ce qui relève du jeu et de la fascination, du travestissement burlesque et de la sombre vérité des spectres.

Le karmon constitue ainsi une cérémonie ambiguë, où la part du sacré et du profane fluctue, une monstration, c’est-à-dire un défilé des monstres. C’est le second rituel mythique qui désormais a cours, et qui vise non seulement à reconnaître le monstre comme son proche, son propre chien errant, sa figure carnavalesque, mais encore à s’en purifier : costumes et masques du karmon seront au lendemain abandonnés à la rivière, avec l’esprit des spectres familiers. Honorés par la cérémonie, ceux-ci autorisent désormais les vivants (dont l’artiste) à s’ancrer dans le territoire, par contrat tacite avec les fantômes et les mythes sans visage.

  1. Ananda Devi, Jean-Marc Lacaze, Chiens noirs, Caen, Dodo vole, 2017
  2. Lacan le dit vigoureusement : « Le symbole est le meurtre de la chose en ce qu’il se met à sa place et entend tenir lieu d’elle » ; inversement, le sacrifice de l’animal symbolique permet la survie de l’être.