Migline Paroumanou

UP. 07.08.2023

Cinquième saison

Exposition Cinquième Saison, Villa de la Région, Saint-Denis, La Réunion, 2013.
Photographies © Reynald Alaguiry


À travers le miroir, 2013
Installation de 4 photographies de 50 x 70 cm), 8 photographies de 21 x 30 cm, 4 cadres en métal sur pied (hauteur 170 cm), vêtements de soie, dimensions variables.

Cinquième saison, 2011
Installation, terre cuite, bois, acier, fil barbelé et pelouse naturelle, 3 x 3 x 2 m. 
Photographie © Reynald Alaguiry
Photographie © Frédéric Potin

« Les féminicides se répètent hélas inlassablement, comme les saisons. Après le printemps, l’été et puis arrive celui des chiffres, combien des féminicides, comme un règlement de compte, une victoire à brandir, l’ennemi est abattu. »
Migline Paroumanou


Déperdition contrôlée, 2012
Installation, têtes et pots en terre cuite, bambou, cheveux artificiels, bois, bijoux de récupération, plastique et ficelle, dimensions variables.

« Déperdition contrôlée est un regard posé sur l’image de la femme dans notre société. C’est tout simplement des belles plantes qui décorent un espace. De façon consentante, elles se positionnent dans une situation qui les amènera à se perdre. »
Migline Paroumanou

Une spirale, une âme et quatre blessures, 2013
Installation, terre cuite, tissus et bois, 5 x 4,5 x 2 m.

« Une installation qui donne corps au mental dans le tourbillon de la domination. »

insérer “comment je t’aime”

« Installation vidéo qui provient d’une expérience d’évitement d’une œuvre au sol. Une tête de femme cassée qu’on évite du regard et qui modifie notre trajectoire… »
Migline Paroumanou


Cinquième saison

« À Saint-Benoît, la lumière vient du sol. Depuis les cannes à sucre fluorescentes, elle ondule autour de la ville et disperse sa blancheur vers les hauts. Les ravines la contrarient, la soulignent. La Rivière de l’Est la découpe de son tranchant obscur qui stupéfie. Ce jour-là, le vendredi 5 avril 2013, la cour de l’Espace Kiltirel Bénédictin, est là, recueillie, dans l’enceinte maçonnée de pierres du volcan. Dans les interstices, des fougères miniatures et robustes : celles à feuilles pennées, celles aux folioles alternées, celles dont le limbe est un carquois chargé de flèches.
Des arbres abordent la clôture. Les palmes des multipliants se bousculent vers la lumière, le volume du manguier est dessiné par les touches acérées de bas en haut du peintre, les bouquets de feuilles dressées du badamier s’amassent comme des nuages en strates épaisses dans le ciel, le philodendron depuis les troncs égoutte ses longs doigts baissés.
En 1931, la Commission Internationale de l’éclairage fixe les primaires mathématiques de longueurs d’onde des couleurs. Souvent, l’œil humain possède une sensibilité maximale pour les rayonnements voisins de 555 nanomètres, c’est-à-dire, le vert. L’humidité verte emplit la cour. Alors, les choses précisent le regard.

Nous entrons dans la salle d’exposition.
Lumière a giorno depuis les rampes de spots électriques : c’est l’éclairage qui tend à diffuser une lumière commune en tous lieux de la planète.
Les murs blancs enserrent la salle. Sol carrelé blanc cassé.
Un pan de mur médian, il n’atteint pas le plafond, ordonne l’espace.
Une robe de mariée est clouée sur un côté du mur central. Le corsage est en satin damassé, plissé, avec deux bretelles, la jupe longue, faite de deux tulles : d’abord, le « filet », celui qui sert de fond de dentelle, de broderie, et par dessus, le tulle « illusion », très fin et transparent, sur le flanc droit, une rose de tissu : un costume de conte de fées.
La robe est vide, quittée. Où est la femme ? Au sommet du mur central, Migline a installé la structure métallique d’une table à repasser.
La voici, la femme découpée, rendue à ses travaux ménagers : pendue à des ficelles depuis la table à repasser, elle devient un fouet à pâtisserie, une grande fourchette, une fourchette de table, une assiette, une grègue, une palette, une casserole, un gant de caoutchouc, un fer à repasser, et aussi un plumeau multicolore, bleu, vert, jaune, rouge…

Les instruments domestiques en avant de la robe de rêve, la voilent, imposent des fonctions, leur violence. La princesse envolée, la femme est-elle violée ?

Six potiches la cernent, ou en sont les satellites. Depuis chacune d’elles, un bambou brandit la tête d’une femme empaquetée dans un sachet. Est-ce comme un uniforme ? Signifie-t-il que la femme, son corps oblitéré, sa pensée est incarcérée ? Qu’elle se complaît dans cette enveloppe dont les plis s’accordent avec ceux de la belle robe de princesse ?
Comme pour les corporéités sur colonnes de Berlinde de Bruyckere, quoique dépecée, équarrie, offerte en marchandise, l’humanité perce encore chez la femme dispersée dans la salle d’exposition. On ne parle plus de nature ni de condition humaine : on est à la limite des circonstances qui font, justement, l’humain.

Il y a comment faire de l’art et ce à quoi il peut être utile.
Migline Paroumanou n’illustre pas l’existence d’une femme. Sous l’énumération, la description, court une narration qui fait éclater au grand jour la pourriture croissant dans le lieu, quel qu’il soit, serait-il pittoresque ou natal.
« La nature n’enseigne rien, ou presque rien (…) C’est elle qui pousse l’homme à tuer son semblable, à le manger, à le séquestrer, à le torturer » (Éloge du maquillage, Charles
Baudelaire).
C’est ainsi pour le plus grand malheur des hommes que, parfois, la tradition, le respect d’une nature hallucinée selon les idiotismes d’une contrée, sous prétexte de sacraliser des fragments du temps, de l’espace, conservent et fomentent les privilèges et les asservissements d’aujourd’hui.
Que les morts enterrent les morts. Migline veut protéger la femme ici, maintenant. Migline commémore le présent.
Dans la salle de l’Espace Kiltirel Bénédictin, elle montre les indices relevés, elle dresse le constat de l’agression contre la femme esclave. Celle-ci sert et vit dans un logis sans une pièce où pouvoir s’isoler, « A room of one’s own », « une chambre pour soi » (traduit aussi par « une pièce à soi ») (Virginia Woolf).
Alors « ce qui me pousse au travail, c’est toujours le sentiment d’une injustice et l’idée qu’il faut prendre parti ». Migline Paroumanou pourrait faire sienne cette déclaration de George Orwell. Elle a bricolé cette installation clairvoyante et rageuse. « Bricoler » n’est pas inoffensif : la « briccola » était un engin de guerre en Italie. Migline combat au présent.

Puis, nous sommes allés devant la sous­ préfecture.
En 2006, le 7 septembre, le jour glauque étreignait la ville, la séparant du reste du monde. La femme douce va par l’avenue François Mitterrand. Une auto la rattrape, s’arrête, un homme en descend, il poignarde la femme. Elle aurait manqué à ses devoirs de princesse, de femme, de ménagère, de chair sur la couche du maître. Elle n’ira pas servir un autre homme. Ni elle-même. L’homme a parachevé le dépeçage. A présent, il manque à la femme la dernière circonstance de son humanité : la vie.

Le 5 avril 2013, Migline a pris un bouquet rouge chez la fleuriste du lotissement Teyssèdre1 . Devant la sous-préfecture, elle a peint en blanc une portion du trottoir. Elle s’est maquillée selon les désirs et la frayeur des hommes : « Le rouge et le noir représentent la vie, une vie surnaturelle et excessive ; ce cadre noir rend le regard plus profond et plus singulier, donne à l’œil une apparence plus décidée de fenêtre ouverte sur l’infini ». (Éloge du maquillage, Charles Baudelaire).
Migline s’allonge sur le sol près de la pancarte fragile qui rend compte de l’assassinat. Une des femmes de l’assistance trace sur le sol le contour de son corps. Migline ne fait pas une performance, elle n’est pas Narcisse, elle ne s’exhibe pas. Dans un autre début mythique de la peinture, une jeune fille dessine l’ombre du profil de son amoureux qui va s’en aller.
C’est plus précisément une manifestation publique du crime que l’artiste organise : l’absence ensanglantée de la femme se manifeste par le corps de l’artiste.
Quand elle se relève, elle va parler dans la rue à des hommes qui racontent ce qu’ils ont vu le 7 septembre 2006, leur effroi.
Le trait n’est pas dans la nature. Avec l’écriture qu’il fait naître, il en dégage l’humanité.
« Il ne s’est rien passé tant qu’on ne l’a pas écrit » (Virginia Woolf).
Ici, les signes de Migline, mais ses poèmes aussi, dévoilent la torture. Sous l’émotion, elle découvre l’évidence de l’insupportable situation de trop de femmes, scrute les conventions, les lieux communs, l’ordre soi- disant « naturel », imbécile jusqu’au meurtre.
Migline Paroumanou s’acharne à distinguer l’horreur, à éblouir la fadeur des jours habituels. Son art gouverne et maîtrise une lumière. »

Edward Roux, 2013

  1. Performance à Saint­-Benoît, La Réunion dans le cadre de l’exposition Cinquième saison à l’Espace Culturel et Artistique Bénédictin (ECAB)