Romain Philippon

UP. 09.02.2024

Kérity

« Ce travail a été réalisé sur un micro-territoire, à la manière d’un carnet de voyage de plusieurs milliers de kilomètres. Des personnalités aux parcours radicalement différents s’y côtoient chaque jour, sans vraiment se connaître. »

Romain Philippon


Kérity, 2016
Série de photographies numériques, dimensions variables.
Vidéo, 1 min 50 s. Musique Warren Ellis

« En juillet, 1982, Guy Michel, le fils d’Emma Lepalud, meurt en mer, qui était pourtant ce jour-là « une mer d’huile ». Trois jours avant, Emma enterrait sa mère. La dépression l’assomme pendant 8 ans. Son médecin lui conseille de noyer son chagrin dans le travail. Elle reprend en main le bar, que lui a laissé sa mère en héritage, dans le bourg de Kérity. Emma travaille depuis tous les jours, toute l’année. Les amis de son mari, pêcheur au Guilvinec (« Il n’aimait pas Saint-Gué. ») puis les amis de son fils viennent au bar, et font sa réputation de lieu vivant et chaleureux. Les soirées y vont bon train. Ce vendredi soir, une soirée sex on the beach y est programmée. Thomas en a profité pour amener une piscine gonflable qu’il a installée sur la terrasse du bar : « J’ai acheté cette crotte 17 Euros à Carrefour, c’est pour déconner un peu ». Loïc, son compère, a le record d’alcoolémie : « 19 shots d’affilée, alors que le record précédent était à 8. Moi au bout de 6 et demi j’ai tout vomi, je sais pas comment il fait » m’explique Thomas.

Pedro, le lendemain, ne se souvient plus bien de cette soirée. Il me laisse tout de même entrer chez lui, et me raconte son exil du Portugal, puis me présente à son voisin pêcheur Dimitri, avec qui il prend régulièrement l’apéro sur le toit de leur résidence. Anthony a tout l’air d’être le marginal du quartier. Il m’explique qu’il « surfe dans sa tête » plutôt qu’au spot réputé de La Torche qui se situe à cinq minutes d’ici. Sur sa boîte aux lettres, il a collé un petit mot sympathique : « VAS CRACHER CHEZ TOI. ». Avant de quitter son appartement dans lequel il m’a invité boire une bière, il m’offre deux vieux appareils photo, et un livre de contes d’Auvergne.

René, qui n’habite qu’à quelques mètres du bar « Chez Emma », connaît bien sa patronne, mais ils ne se sont pas vu depuis « au moins 20 ans ». Il a 84 ans « et demi, car à mon âge, 6 mois ça compte ». Il me raconte tout cela, ainsi que la mort de sa femme, Dolorès, il y a 4 ans, et dont il ne se remet pas. « La douleur est atroce. » René a fait le tour du monde plus ou moins, il a été « haut gradé de l’armée ». Il déteste « Valls, Sarkozy et toute la clique du tout mou ». On rigole bien, et il ouvre une bouteille de muscadet en mon honneur, même s’il n’est pas encore 10 heures du matin.

Plus loin, sur un parking de plage, quelques rares voitures, et un petit camping car bricolé. « Vous n’en verrez pas deux comme ça » nous prévient Pascal, son propriétaire. Pascal a des allures de joueur de foot des années 80 avec sa coupe de cheveux, et des airs de fan de Johnny avec sa tenue de rocker débraillée. « C’est moi qui ai changé le capot, j’ai mis un truc américain. Au Ford Transit fan club, personne n’a jamais vu ça. Ça fait 30 ans que je l’ai ». A l’intérieur, ça sent le chien mouillé. C’est Goliath, son immense dogue, que Pascal a recueilli il y a 5 ans, après que celui-ci ait été victime de maltraitance. « C’est mon truc les animaux. La vivisection, la torture tout ça, faut que ça s’arrête. » Il passe l’hiver dans le coin, « mais l’été, il y a trop de monde », donc il bouge ailleurs, parfois au camp de Pendreff. »

Romain Philippon