Jean-Marc Lacaze

Par Leïla Quillacq

2020

« À un moment donné dans l’œuvre, il y a quelque chose qui grince ou qui s’annule, qui part dans un certain imaginaire, qui glisse dans l’absurde. »

Dans une démarche exploratoire, Jean-Marc Lacaze utilise différents médiums pour poser un regard acéré sur certains dysfonctionnements politiques, sociaux ou environnementaux qui construisent nos rapports quotidiens à nous-même, à l’autre et au monde.

Au départ de recherches croisant des domaines divers comme la géopolitique, l’histoire de l’art ou l’ethnologie – à l’intérieur desquels l’artiste puise librement ses sources –, un corpus d’œuvres apparaît. Celui-ci est empreint de rituels et de mythes, de signes ostentatoires et de légendes inspirées de pratiques sociales, culturelles ou cultuelles desquelles l’artiste extrait ses matières et ses formes pour élaborer un répertoire plastique singulier.

« Je puise et m’approprie, j’absorbe et transforme, je prends et réinjecte », dit-il. Ces pérégrinations sont autant de ponts entre les civilisations, les territoires et les époques qu’elles traversent et auxquels ses œuvres font écho.

L’Histoire comme l’actualité influencent ainsi l’artiste, nous révélant ce qui, dans les nœuds inconscients, le doute ou les zones d’ombres, fait sens. L’humour de certains de ses détournements confrontés à la gravité des sujets traités – autour de la migration, la religion, la mondialisation ou le (néo)colonialisme – est un des moteurs récurrents de son travail.

« L’idée c’est d’interpeller, parfois en maniant des figures, des signes ou des images chargées, lourdes de sens… », et qui ouvrent alors à la question de l’engagement du regard, de la posture en création.

En ce sens, ses pièces induisent bien souvent une double lecture, comme dans Familia Rex Bourbon (installation, 2014) présentant une pendaison de chiens du pedigree Royal Bourbon – race locale – habillés de costumes en référence à la dynastie royale des Bourbons. Installée dans les jardins de l’ancien domaine colonial Panon-Desbassayns, pinacle de l’exploitation esclavagiste à La Réunion, l’installation nous rappelle autant à une certaine histoire de l’île et ses fantômes qu’au fléau insulaire des espèces errantes écrasées au bord des routes. Dans un autre registre, le Christ indigène (installation vidéo-mapping, 2019) prend comme support une sculpture d’un Christ en croix – figure symbolique d’une vie religieuse toujours prégnante – virtuellement rhabillée de tissus ou de tatouages aux motifs issus de cultures persécutées par un christianisme colonisateur.

Jean-Marc Lacaze opère ainsi des gestes à la fois volontairement ambigus et symboliquement forts. « Je rends visible ce qu’on ne veut pas voir, poursuit-il. C’est un geste qui peut prendre une ampleur politique et dépasser l’artiste lui-même », et c’est dans ce dépassement que l’œuvre advient.

Citons Gilets 1ère classe (installation, 2016), une œuvre réalisée à partir de gilets de survie, objets fonctionnels et impersonnels, customisés avec des tissus traditionnels portés dans l’océan Indien. L’œuvre prend pour cible la problématique du « visa Balladur » et les tragédies humaines qui en découlent au sein de l’archipel des Comores, tout en rappelant une réalité à la fois locale et mondiale, celle de la migration.

Entre les motifs inspirés du voile traditionnel porté aux Comores et peints sur des épaves de voitures bordant les routes de Mayotte dans la série Carcasses (interventions in situ, 2016-2018), les squales de Requinade (sculptures, 2016) reconstitués en sacs plastique flottants dans un espace d’exposition souterrain, les mythologies revisitées dans la série Mythomanies (carnets de croquis, 2017-2020), ou les scandales sanitaires relatés dans Addictive Snooze (performance musicale sur les additifs alimentaires, en collaboration avec Soleïman Badat, 2014-2020), Jean-Marc Lacaze touche tant aux désorganisations sociales et environnementales qu’aux errances territoriales et identitaires, comme à ces fables contenues dans des images (dé)mystifiées d’un certain exotisme – et autres « créolités plastiques ».

Nourries de citations, les productions de l’artiste s’inventent ainsi leur propre langage, à la fois hybride et polysémique. Construites comme des hiatus, elles mettent à jour les failles de nos systèmes de représentation, basculant dans l’image : « Dans l’œuvre il y a, à un moment donné, quelque chose qui grince ou qui s’annule, qui part dans un certain imaginaire, qui glisse dans l’absurde. » Et de poursuivre : « Mes œuvres énoncent, dénoncent, et en même temps rendent hommage… Elles permettent de perpétuer une parole, pour éviter les replis et les amnésies. »

Prenant parfois le risque de l’anachronisme et de la polémique, les œuvres de Jean-Marc Lacaze sont autant de syncrétismes ouvrant sur des questionnements sensibles – comme une sorte d’urgence à dire, à signaler, à catalyser – et nous appellent ainsi, en creux, à prendre part au débat.

Leïla Quillacq, 2020.