Kid Kreol & Boogie
Par Leïla Quillacq
2020
« Notre imaginaire tient dans ces esprits (…)
Plus le temps passe et plus la source tarit, et on se doit de saisir cet héritage avant qu’il ne disparaisse. »
Kid Kreol & Boogie prennent comme point de départ l’absence d’archives iconographiques propres à rendre compte d’un héritage cultuel et culturel de La Réunion. Leur travail se développe autour d’un questionnement sur les traces historiques, contenant une certaine mémoire déviée, fantasmée, ethnocentrée ou « exotique et folklorique » de l’île. Par l’image, les artistes se réapproprient alors une histoire insulaire se transmettant essentiellement par l’oralité, et restaurent ainsi un imaginaire enfoui, à la fois inconscient et collectif.
Ils déploient en ce sens un ensemble de signes, de motifs et de figures singuliers à travers un langage graphique s’appuyant essentiellement sur la ligne, le trait et le noir et blanc en référence aux gravures anciennes.
Fantômes et âmes errantes (ou Zamérantes) apparaissent sur les murs en ruine de terrains vagues et de maisons abandonnées, comme autant d’esprits habitant les vestiges de lieux en désuétude, signalant par là même la transformation du territoire.
Telle une « archéologie de l’imaginaire », leur travail creuse les problématiques liées à la créolité et à l’insularité transposées dans une certaine contemporanéité urbaine. En s’inspirant à la fois des Révélations du Grand Océan de Jules Hermann et des Cartes d’observations du Piton Tortue de Stéphane Gilles, ils revisitent les mythes de la Lémurie – ce continent légendaire enseveli par la montée des océans – faisant de La Réunion le territoire originel d’une cité mystérieuse et disparue, berceau de la civilisation et point de rayonnement dans l’univers.
« Inconsciemment, nous avons grandi sur une île où on nous apprend à ne pas rêver trop fort », disent-ils. L’œuvre de Kid Kreol & Boogie décide alors de renverser le mouvement et ouvrir les voies dépassant ces frontières mentales.
Partant du triangle – leitmotiv graphique traversant leur travail comme la délimitation minimale d’un piton volcanique – ils en traversent l’orée pour atteindre le cosmique, le très grand, l’invisible.
À partir d’enchevêtrements de traits tracés à la main, dans une pratique libre et improvisée à la fois instinctive et méditative, ils font émerger des entre-deux-mondes ou des entre-deux-hommes chargés d’une certaine mélancolie poétique. Racines primaires et souches silencieuses, titans-comètes ou géants-gardiens de nouvelles planètes, objets de culte ou architectures d’offrandes font ainsi ressurgir cette part rêvée, à la fois secrète et sacrée de l’île, au travers de dessins, toiles, sculptures, installations ou peintures murales monumentales.
C’est une réécriture croisée de l’histoire, s’inspirant autant de celle du Maloya, de l’art primitif, des civilisations anciennes et autres récits cosmogoniques – comme sources ancestrales communes – qui participe à refonder une certaine mythologie indo-océanique, par le prisme d’apparitions mystiques, de visions lumineuses, d’espaces atmosphériques et de temps étendus.
« J’ai grandi en pensant que le cœur de l’île, les montagnes, étaient lointaines et qu’elles abritaient un monde mystérieux. Cet imaginaire profondément créole, qui existe ici depuis le tout début du peuplement, est en train de disparaître. Progressivement, une architecture disparaît, un patrimoine disparaît, un imaginaire disparaît », raconte Kid Kreol.
« Je cherche qui je suis. Les livres ne me le disent pas. Cela ne se transmet plus dans ma famille. Mon imaginaire tient dans ces esprits, comme une mémoire impalpable, celle qui se lègue par le corps, les gestes et la parole. Plus le temps passe et plus la source tarit, et on se doit de saisir cet héritage avant qu’il ne disparaisse », livre Boogie.
En ce sens, les artistes aiment à citer Anselm Kiefer, artiste allemand qui interroge l’identité de son pays en traversant ses grands récits et événements fondateurs : « Pour se connaître soi, il faut connaître son peuple, son histoire… j’ai donc plongé dans l’Histoire, réveillé la mémoire (…) et puisé dans les mythes pour exprimer mon émotion. C’était une réalité trop lourde pour être réelle, il fallait passer par le mythe pour la restituer. »