Myriam Omar Awadi
Par Leïla Quillacq
2020
Derrière l’objet et l’image réside sans doute le potentiel d’un récit, un scénario en suspens, une histoire latente…
Myriam Omar Awadi s’intéresse aux métiers de tisserande ou de dentellière comme aux voies littéraires, ceux impliquant le geste des mots et des mains. Coudre, écrire, c’est rendre une place au temps dans le mouvement onduleux de l’esprit, c’est dévider un fil ouvrant une diversité de sens et de narrations.
De ces entrelacements apparaît peu à peu un motif filé en toile de fond : la fleur bleue. Elle figure l’éloge du rien, l’incarnation oisive de la langueur, un symbole de poésie et de passion1 .
Broder, faire et défaire, comme ne rien faire, deviennent alors des sortes de « non-actes » ou de « contre-actes » moteurs de ses premières séries d’œuvres. Autant de révoltes silencieuses et contemplatives à la manière de Bartleby, personnage d’une nouvelle de Melville, qui « préférerait ne pas…2 »
« Quels potentiels ces espaces-temps en suspens peuvent-ils générer ? Que faut-il faire pour ne rien faire ? »
C’est à cette interrogation que tentent de répondre les (IN)ACTES et Fleurs bleues (2008), une série pensée comme un inventaire d’inactions et autres Fumisteries ((IN)ACTE VII, installation, 2012).
Le lit pris comme sujet, support et matériau de création y devient paysage, réceptacle à la rêverie et à la paresse, tissant la trame de romances ordinaires « dont il ne reste finalement que les fioritures ».
Au creux des belles images, les œuvres renvoient à leur matérialité : plis, cendres, bavures ou pixels sont autant d’intrusions du sensible dans l’espace mental fabriqué, comme pour empêcher l’effet de fascination et contrer les dangers d’égarement dans le sublime.
Dans Esthétique de la broderie, regroupant trois projets issus d’une résidence à l’Artothèque de La Réunion : La rencontre avec l’artiste, La conférence et La visite guidée (performances, 2012), l’artiste revient sur ces espaces fictifs traversés par l’écriture, le dessin et l’acte performatif. Elle y interroge la parole à son état de vapeur en milieu culturel, diffusant une pensée vide, insipide, fumeuse ou ornementée sur l’acte de création. « Une parole qui enjolive, romance, exagère, invente », dénouant les rouages et mécanismes de représentation et de position de l’artiste « dans une volonté de mettre en scène ces spectacles du réel ». « Broder » est ainsi pris dans son sens figuré, comme un acte consistant à « enjoliver des faits ayant peu de contenance ».
La fleur bleue, elle, motif presque naïf incarnant ce temps de latence, continue sa propagation lente sur les murs, le papier, les tissus ou les peaux, jusqu’à s’infiltrer dans l’air d’une chanson que l’on fredonne en secret. Étude pour une chanson d’amour compressée (OHOUI, performance, 2013), chanson d’amour sans mélodie, balbutiements et corps vibrant comme une litanie, aveux d’amours et d’échecs se profilent dans les images du boxeur vaincu (RUSSEL AVRIL, 5 DÉFAITES, 1 NUL, 4 KO, photographies, 2013) ou du « crooner désœuvré ».
Des pièces qui signent peu à peu une entrée dans le laboratoire de recherche et de création Paroles Paroles conçu par Myriam Omar Awadi et mené en collaboration avec l’artiste Yohann Quëland de Saint-Pern. Au travers de dispositifs minimaux de conférences-concerts, karaokés curatoriaux et autres Orchestres vides (Karaoké de la pensée, installation performative, 2016), ils interrogent la parole comme matière performative.
Dans The Artist Is Shining (performance, 2015), elle se présente vêtue d’une robe à sequins transformant la salle de conférence en piste de danse désertée. Accompagnée d’un musicien de jazz cabaret, elle présente au micro l’état de ses recherches « en révélant les anecdotes et les expériences personnelles qui mènent à l’idée d’une œuvre mais aussi le cheminement, souvent sinueux, empli d’échecs, de doutes et d’hésitations ».
Le spectacle est démantelé là où l’œuvre même agit : dans les potentiels « créateurs de mondes et de pensées ». Le langage devient matière plastique, investigué aussi dans ce qu’il comporte de propension à l’illusion et à la tromperie, au conditionnement ou autres structures de domination : « Dans la chanson, les paroles de Dalida, qui évoquent d’une certaine façon les limites d’un discours amoureux usé, soutiennent au fond l’idée plus générale que l’expression verbale est aussi un mode de manipulation et de mystification du réel. “Parler, c’est un peu sale”, disait Deleuze3 à propos de la culture, “c’est sale, parce que c’est faire du charme”, et Bourdieu rappelle qu’en tant qu’instrument de communication, la langue est aussi un signe extérieur de richesse et donc un instrument de pouvoir. »
- Dans Henri d’Ofterdingen du poète Novalis, 1802, le « rêve de la fleur bleue » se situe tout au début du roman. Heinrich, le héros du roman destiné à devenir poète, s’endort après avoir rencontré un étranger qui lui a parlé de la fleur bleue, symbole de la poésie. ↩
- Herman Melville, Bartleby, 1951 pour la traduction française. Dans la nouvelle d’Herman Melville, Bartleby choisit de passer son temps à regarder au-delà de sa fenêtre de bureau plutôt que de faire son travail de script, répétant à son employeur et tous ceux qui s’en étonnent : « I would prefer not to. » ↩
- Gilles Deleuze sur la musicalité de la voix, dans le documentaire L’Abécédaire, à la lettre P comme professeur : « Si la philosophie mobilise et traite des concepts, eh bien, qu’il y ait une vocalisation des concepts dans un cours, c’est normal, tout comme il y a un style des concepts par écrit. Les philosophes, c’est pas des gens qui écrivent sans recherche ou sans élaboration d’un style : c’est comme des artistes ; et un cours, ça implique des vocalises. Ça implique même – je sais mal l’allemand – une espèce de sprechgesang. (…) Ce qui est le plus important, c’est le rapport de la voix et du concept. » ↩