En terre réunionnaise - Empreintes et fulgurances

Par Gabriele Fois-Kaschel

2022

C’est loin de son île natale que Catherine Boyer a pris conscience de sa pulsion créatrice et de son attachement vital à La Réunion.

Petit bout de terre émergée d’un peu plus de 2500 km² surgi des eaux il y a environ trois millions d’années, son occupation humaine n’a véritablement commencé qu’au milieu du XVIIe siècle par une colonisation lente et progressive. Mais plutôt que de s’inscrire dans la reconstruction et la réappropriation de la mémoire historique de ce territoire, la recherche artistique de Catherine Boyer creuse avec force et insistance le thème des origines et de la materia prima. De nombreux mythes cosmogoniques partent du principe d’une réalité primordiale antérieure à la création du monde, et postulent l’existence d’un océan d’énergies, informe, étendue à l’infini, insondable à la raison. Il forme au sein de l’univers la matrice préalable au jaillissement de la vie. Élément solide au milieu des eaux, l’île, matière minérale enfouie dans des entrailles de la terre, puis propulsée à la lumière, ou bien acheminée via l’éther, se pare dans l’imaginaire mythique de la splendeur d’une nature sublime ayant échappé à l’emprise humaine.

Il se pourrait que le détour par ces quelques motifs récurrents de mythes fondateurs universels nous éloigne de la démarche plastique et des choix esthétiques opérés par Catherine Boyer. Au risque de divaguer encore plus loin, mais tout en ouvrant la voie à une perspective poétique contemporaine, écoutons Pascal Quignard dont les propos extraits de Vie Secrète, résonnent de façon troublante avec les thèmes précédemment énoncés :

« La masse de l’océan est informe. Sa masse est l’origine de l’informe et c’est pourquoi tous les sentiments s’y éprouvent. Ils s’y étendent sans forme, eux qui n’ont pas plus de squelette que la mer, vont et reviennent comme ses vagues, assaillent celui qui voit comme s’il était parti, comme s’il était ballotté. Ils débordent encore. Tout ce qui est diffus au fond de soi y trouve sa forme absente et sa dilatation sans limites. Tout ce qui n’est pas composé au fond de nous et qui demeure indéfini se mobilise à son contact vague.
Vague, vague est le mot de la mer. »

Magic Wick 1, 2022
Technique mixte sur papier de couleur, 50 x 70 cm.

Océan, mer, vagues, vague à l’âme, lame de fond, l’âme profonde, va-et-vient des sentiments, sentiments diffus au fond de soi – assaillies, ballotées, débordées, dilatées par des forces vives sur lesquelles le sujet n’a pas d’emprise, les créations de Catherine Boyer restituent par mimétisme les lieux, les objets, les corps sortis de leur environnement immédiat et référentiel. Ce qui prime, c’est le mouvement ondulatoire dont les effets visuels rappellent ceux que le vent provoque à la surface de l’océan. Catherine Boyer travaille sans idée préconçue. Elle s’élance dans la création telle une danseuse qui met son corps au service de l’art. Essayer de danser sur la toile, comprendre et se saisir de la subtilité de la marche et des figures, finir par donner de l’ampleur à la lame intérieure, afin que l’âme se soulève et se dégage de tout ce qui est susceptible d’entraver, de freiner ou de desservir son cheminement vers la beauté, beauté de l’âme, de l’art, du monde.

Par ces paroles même, mais avant tout grâce à ses œuvres, Catherine Boyer nous dévoile son projet esthétique, et nous aide, ce faisant, à en cerner la trame indianocéanique. Avec la retenue qui lui est propre, et en contre-pied avec la fulgurance de ses dessins, elle dit ne pas savoir danser ni peindre. Pendant ces années d’éloignement et de formation à l’École Nationale Supérieure d’Art de Marseille Luminy, elle a d’abord appris à travailler la terre et à manier la mine de graphite. C’était le temps de la noirceur, et aussi le temps d’une quête pour identifier le lieu et l’instant où le magma des sensations, des désirs et des affects remonte à la surface, se fige en passant à l’état solide, donnant naissance à une autre forme d’être, au vivant, à un corps scarifié par les épreuves du devenir-soi. Il se peut que l’activité volcanique qui a façonné le relief si particulier de l’île de La Réunion, que la marche sur le feu, les scarifications rituelles, les perforations de la peau qui se pratique au sein de la communauté hindoue, que les lambrequins aux formes géométriques simples ou complexes inspirées de végétaux ou de matières textiles qui décorent les façades des maisons traditionnelles de La Réunion, que tous ces éléments-là aient laissé leurs empreintes dans les objets sculptés en argile, une terre qui ne se trouve pas dans les sols de son île et que Catherine Boyer doit faire venir de loin pour continuer son exploration et le modelage d’une matière pour partie minérale, pour partie organique.

Logis de terre Dôme
Grès chamoté, 30 x 30 x 30 cm.
Logis de terre Tour
Grès chamoté, 60 x 17 x 22 cm.
Logis de terre Phallus
Grès chamoté, 60 x 17 x 22 cm.

Série Formes de refuge et empreintes scarifiées, 1995

D’ailleurs c’est seulement à son retour qu’elle s’est emparée de la couleur, du mouvement, des objets de son environnement natal, de sa féminité – à moins que ce ne fût l’inverse. À la manière d’une fantasmagorie, une autre réalité émerge de ses œuvres, une réalité non référentielle, paradoxalement plus proche du réel, car profondément ancrée dans la vie insulaire sous les tropiques. Les couleurs des fruits et épices exotiques se goûtent : le marron de la gousse du tamarin, le rose magenta voisin du rouge Bengale du pitaya, les dégradés du vert au rouge de la goyave, le jaune vif du curcuma.
La brillance d’une chevelure luxuriante et souple se sent au toucher. Les coquillages et conques aux contours galbés font entendre leur chant. Les figures du féminin vibrent telle une onde et nous entrainent dans leurs chorégraphies. Ces synesthésies et synergies convergent vers une même destination, « Au pays qui te ressemble ! ». Charles Baudelaire en dessine sa vision dans L’Invitation au voyage, et nous promet un ailleurs où « tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté ». Cet ailleurs, il faut le chercher loin des images froides et lisses des magazines féminins, des catalogues de voyages sur papier glacé et des luxueuses brochures touristiques conçues pour vendre du rêve.

éther
éphémère
ter’la
mer

Dans les œuvres de Catherine Boyer, l’expérience et la connaissance intimes de son île se présentent tel un jaillissement, un phénomène physique résultant de transferts d’énergie, mais sans effet durable sur la nature profonde de l’être.

« Les sentiments dérivent des humeurs qui dérivent elles-mêmes des échanges des nuages et des couleurs et de la vapeur qui allaient et venaient entre le premier océan et le premier soleil, jadis, avant même que les terres s’érigent et que la vie animale y invente ses corps. »

Qui dit mieux que Pascal Quignard dans Vie Secrète ce qui lie le questionnement sur les origines aux ressorts intimes de la création.

Volo lava akorandriaka - perle de mer (longs cheveux de coquillage), 2022
Technique mixte sur papier Canson, 130 x 170 cm.
Magic Wick 3, 2022
Technique mixte sur papier de couleur, 50 x 70 cm.