Les lieux se souviennent

Par Bernard Leveneur

2019

L’exposition de Charles Prime à la Cité des Arts se situe dans le prolongement de sa résidence à Paris mais aussi de celle réalisée en collaboration avec le musée Léon-Dierx en 2018. Lors de la présentation de ses œuvres au musée cette année-là, celles-ci prolongeaient une exposition consacrée aux premières représentations des Hauts de La Réunion, de la fin du XVIIIe siècle aux années 1880.

Parmi les peintures de Charles Prime deux d’entre elles s’inspiraient de photographies réalisées en 1887-1889 par Henri Georgi, photographe réunionnais à l’origine d’un important corpus sur La Réunion dans la perspective de l’exposition universelle de 1889 à Paris.

Ce dialogue instauré entre le peintre et le photographe est à l’origine de deux tableaux : Think Clean et Le fainéant. La matière volcanique perceptible sur la photographie de Georgi devient palpable sur la toile de Prime.

Think Clean, 2018
Huile sur toile, 200 x 204 cm.
Photographie © Jean-Pierre Woaye-Hune

Les passions pour la randonnée et pour la peinture de paysages du XVIIe siècle ou de la période romantique, sont à l’origine de la pratique picturale de Charles Prime. Peignant les sites naturels qu’il parcourt, ses tableaux sont dans un premier temps fidèles à ceux des maîtres hollandais qu’il admire.

Mais progressivement il s’en éloigne, désireux d’y ajouter des éléments plus personnels, notamment l’interaction de l’homme dans le paysage ou sur le paysage, la manière dont les hommes le contemplent ou ne le regardent même pas, le prennent en photo, l’arpentent, l’aménagent. De peintre de paysage obsédé par la beauté du point de vue, Charles Prime s’est mis à regarder les gens qui regardent un paysage, les voyageurs, les touristes, les marcheurs…, rejouant la peinture de paysage et sa tradition.

Il peint donc des scènes : scènes en montagne, scènes touristiques, scènes de voyage… Les compositions de ses tableaux reconstituent désormais un évènement ou une émotion. « Je choisis un lieu, un ou plusieurs personnage(s), une action, et je reconstruis une situation ». Les photographies documentaires qui enregistrent les détails, les couleurs, les postures servent d’esquisses qui mémorisent le souvenir d’une scène.

Les personnages dans les paysages de Charles Prime prennent une photo, scrutent l’horizon ou sont concentrés sur les écrans de leurs téléphones portables : ils sont en pleine activité, absorbés par leur propre action. Ils ignorent le spectateur et ouvrent un espace intime et personnel dans l’espace partagé et immuable du paysage. Prenant à revers la tradition de la peinture de paysage, où l’admiration de ce qui est peint prime, ces personnages attirent le regard du spectateur hors du cadre, hors champ. Leur concentration se porte sur un élément auquel le spectateur n’a pas accès.

La résidence de Charles Prime au musée Léon-Dierx s’est inscrite en partie dans la suite de l’exposition Au cœur d’une île - Les artistes et les Hauts de La Réunion au XIXe siècle. Il a réalisé cinq toiles inspirées de photographies anciennes, pour créer des scènes où il joue du contraste ironique entre l’immuabilité des paysages et l’actualité des situations décrites, mais dans une volonté simple de peindre la vie moderne, telle quelle.

Omniprésents lorsque l’on part en voyage ou en randonnée, drones, téléphones portables, panneaux touristiques ou marques de vêtement apparentes, ces éléments se retrouvent alors naturellement dans sa peinture, sans que l’artiste n’en maîtrise la signification.

Le fainéant, 2017
Acrylique sur toile, 200 x 240 cm.
Photographie © Jean-Pierre Woaye-Hune