Les lieux se souviennent - Écrits de l'artiste

Par Charles Prime

2022

Écrits de l’artiste extraits du catalogue d’exposition Les lieux se souviennent, TER’LA éditions, 2022.

La marche

Très vite j’ai été intéressé par le dessin, processus et savoir-faire permettant de représenter en deux dimensions un univers qui en comporte trois.
Grandir sur une île spectaculaire et voyager ont été les deux facteurs déterminants qui m’ont attiré vers la peinture de paysage, intérêt affiné par la découverte de la peinture romantique anglaise et allemande où Caspar David Friedrich reste une sorte de figure tutélaire. Plus j’avance, plus j’ai le sentiment de me rapprocher de son « projet ». Le spiritualisme en moins… quoique.
Plutôt que de n’être que de passage, j’ai voulu vivre ailleurs (Australie puis Nouvelle-Zélande) un certain laps de temps dès que j’en ai eu l’opportunité.
De plus en plus, j’associe des lectures à la pratique de la randonnée et du voyage : récits de voyages, grandes aventures, enquêtes ethnographiques et sciences sociales.
Mon travail est à la croisée de ces centres d’intérêt : la peinture de paysage, la marche, les voyages, les sciences sociales… Ce croisement c’est mon travail, mon travail est ce croisement.
Très souvent donc, c’est en randonnée que je trouve des idées ou que je les mets au clair. Je n’ai pas d’idée, je randonne pour en trouver. J’en ai trop, je randonne pour les trier. La marche éclaircit l’esprit et favorise la mécanique de la pensée1 .

L’atelier

Très souvent donc, c’est en marchant que je trouve des idées ou que je les mets au clair.
Ainsi, je découvre des lieux spectaculaires ou intimistes, accueillants ou austères. Des lieux marquants en tout cas, où je vis quelque chose de singulier, seul ou accompagné. Cette rencontre entre un lieu et un événement produit une émotion et un souvenir que j’essaie ensuite de reconquérir et retranscrire le plus fidèlement possible par la peinture.
Pour cela, j’utilise des photographies prises sur place. De retour à l’atelier, ces prises de vues sont combinées et recomposées en une seule et même image ; cela exige beaucoup de manipulations, d’artifices et d’imagination dans la composition, l’utilisation des couleurs, la lumière, les textures…
Concernant mon rapport à la photographie, je me sens assez proche de Gerhard Richter2  : pour un peintre, une photographie est toujours une image un peu décevante. La peinture permet de la compléter.
Bien entendu, je suis sensible à la qualité documentaire de la photographie en tant que témoignage d’un événement, mais à mes yeux le contact physique avec la toile et la couleur s’adresse plus directement aux émotions. Dans la peinture, j’affectionne le contact avec la matière et la construction lente et progressive d’une image à force de travail.
J’ai toujours été persuadé qu’il y avait un stimulus technique à l’origine de toute pratique artistique.

Quentin, 2012
Acrylique sur carton entoilé, 220 x 340 cm.
Photographie © Jean-Pierre Woaye-Hune

Les détails

L’effet de réel que je recherche est en quelque sorte le premier niveau de lecture de ma peinture, mais le spectateur, s’il commence innocemment à scruter la surface de la toile, trouvera des détails. Il sera alors contraint de poursuivre ce jeu de piste.
J’aime cette idée d’obliger le regardeur à entrer dans l’intimité de la peinture.
Ces détails n’ont pas forcément un rapport direct avec la composition, ils la court-circuitent et imposent une autre manière de regarder. Ils sont les cambrioleurs qui nous font entrer par effraction dans le tableau, ils nous obligent à adopter un regard plus fragmenté, moins englobant.
Ces détails sont aussi la manifestation de ma propre présence, une façon d’accompagner le spectateur, de l’obliger à maintenir son attention.
Dans Mélodie et Mathieu j’ai minutieusement peint une petite mouche en plein milieu d’un grand ciel bleu. Elle est collée sur la surface du tableau et fonctionne comme mon double et celui du spectateur. Elle regarde la scène. Elle évoque l’espace en trois dimensions du monde réel, elle met en lumière le fait que la peinture n’est qu’illusion, imitation de la réalité.
Je crois que cette exigence du regard rapproché est ma réponse à la profusion des images pauvres, souvent publicitaires. Celles-ci gâchent nos paysages, envahissent les rues, les villes, les gares, les transports, les lieux publics et privés au nom de la religion suicidaire de la croissance. Je fais partie de ceux qui ne supportent plus ce flot incessant d’images. Non pas que je pense que l’art puisse changer le monde. Je pense simplement que l’on fait toujours de l’art en réaction à quelque chose.
Alors prendre du temps pour construire une image, y raconter des histoires, y insérer des aphorismes et des pensées, y cacher des détails que je suis parfois le seul à voir, ralentir, construire des tableaux comme on construit des Mondes3 peut être ma réponse à ce phénomène.

« Pour qu’une chose soit intéressante, il suffit de la regarder longtemps. »

Gustave Flaubert, Correspondance

Le format

En 2021, j’ai démarré une série de toiles d’un format unique : 195 x 130 cm. Dans ces paysages s’est glissée discrètement une figure qui titre le tableau : Claire, Hélène, Émeric, Dersu… Des « paysage-portraits » ou « portrait-paysages ».
Je prévoyais au départ d’en faire une dizaine, mais finalement, ce format est tellement intéressant, je m’y sens très à l’aise… on verra quand je fatiguerai.
Ce format n’est ni vraiment une miniaturisation du monde, ni un agrandissement. On ne le domine pas, et il ne nous domine pas non plus. Ce n’est ni un objet, ni un monument. Ses dimensions sont littéralement à échelle humaine, ce qui lui donne une présence scénique et théâtrale. On est à la fois confronté physiquement à une présence – le tableau – à notre échelle, et en même temps, on entre plus aisément dans le paysage et on s’identifie à la figure humaine qui y est représentée.

Mélodie et Mathieu, 2021
Huile sur toile, 195 x 130 cm.
Photographie © Jacques Kuyten
Emeric, 2021
Huile sur toile, 195 x 130 cm.
Photographie © Jacques kuyten

Le réel

Si on se contente d’une vision d’ensemble du paysage et de la scène, alors oui, je crois que les scènes que je propose sont crédibles. Mais ici encore, cela fonctionne comme un piège.
« On y croit » au premier coup d’œil, puis un regard plus attentif nous fait découvrir un monde légèrement enchanté. Cela passe, on l’a vu, par les détails, mais aussi beaucoup par la touche et l’utilisation de la couleur.
Lorsque je peins un motif : la mer, le ciel, un arbre, un buisson, une feuille, des pierres…je le peins toujours d’une façon particularisée. Chaque galet est différent par sa taille, sa couleur, sa forme. Chacun a un poids particulier, chacun reflète la lumière d’une manière particulière. Aucun n’est identique.
C’est pourquoi je ne standardise jamais ma touche, je cherche pour chaque motif la touche juste.
C’est aussi pour cette raison que j’aime peindre des séries avec des accumulations du même motif. Cette répétition me permet de rechercher la touche en cohérence avec mon sujet.
Au fond, cette histoire de touche et de couleur, c’est le cœur de mon travail, ma façon de portraiturer le paysage. Ce n’est pas une recette appliquée à tout, c’est une recherche permanente.

Le récit et la mise en scène

Jusqu’à mes vingt ans, je trouvais la lecture ennuyeuse. Puis je m’y suis mis, un peu par obligation, un peu par intérêt. Aujourd’hui, je ne peux plus passer une journée sans lire.
Ces lectures me permettent de développer mon sens du récit et de la narration. Je raconte des histoires. Je fais le choix des décors, de la lumière, des personnages, de leur posture, leurs habits. Je les fais jouer comme des acteurs. Je suis un peu scénariste, chef décorateur, metteur en scène, chef opérateur et directeur de casting des scènes vécues que je tente de reconstituer.
Les figures humaines révèlent un avant et un après, elles amorcent un récit souvent prosaïque : des marcheurs habillés chez Decathlon, des touristes armés de leur appareil photos, des campeurs occupés à leurs loisirs… Ces personnages datent le paysage et l’inscrivent dans notre époque.

Très souvent, je réduis la taille des figures humaines pour que l’appréciation physique de l’échelle des éléments du paysage soit plus aiguë. Ici encore, je pousse légèrement la réalité pour basculer dans un monde plus fidèle à mon sentiment, monde étonnamment proche de celui de Caspar David Friedrich. Encore lui…

Pipi 1, 2018-19
Acrylique sur toile, 130 x 195 cm.
Photographie © Jean-Pierre Woaye-Hune
  1. Sylvain Tesson, Géographie de l’instant, Édition des équateurs, 2012
  2. Citation de Gerhard Richter. Entretien avec Rolf Schön, en 1972 : Je fais des photos par d’autres moyens et non des tableaux identiques à la photo.
  3. Charles Baudelaire, Le gouvernement de l’imagination dans Le Salon de 1859.