Dévoration pétillante
Dévoration pétillante, 2023
Série de peintures et vidéo
La tèt, la zèl, la kouis, la pat, lo zo, 2023
Huile sur toile, 27 x 35 cm x 5.
Exposition Re-Bird, commissariat Colette Pounia, Artothèque de La Réunion, Saint-Denis, 2023
Pique-nique
« À l’origine de ce triptyque en peinture est une vidéo-performance, dans laquelle le poète fonkézer Hasawa, végétarien, se dépasse en mangeant un coq rôti sur une aire de pique-nique.
Hasawa, vêtu de noir avec les détails de ses plis et de ses bijoux-fétiches, assis à gauche du tableau et vu de trois quarts est en train de manger un coq en plein air. Il a commencé par la tête et dévore la seconde cuisse. Les pattes ont déjà été détachées mais ne seront mangées qu’à la fin. Le mets est posé sur une feuille de banane, elle-même posée sur une nappe à carreaux rouges et blancs vue en plongée qui contraste sur le paysage décoratif vert jade du fond. Un petit objet vert cylindrique fait « punctum » sur cette nappe de couleurs vibratoires.
Ce tableau donne à voir et entendre le plaisir éprouvé à la dévoration de ce coq.
Nous ressentons encore le plaisir de l’artiste dans sa recherche d’une résonance des couleurs justes entre elles, entre les verts jade et émeraude et les variations de rouge et rose dans lesquelles s’impose la figure de l’ogre noir.
Nous assistons donc à la suggestion d’une scène de plaisir, celui de manger. Cette scène aurait pu inspirer quelques artistes des estampes japonaises, mus par les plaisirs de la vie. L’artiste semble en reprendre quelques codes, en multipliant les points de vue : la table vue en plongée, la frontalité du paysage. Elle se réfère également à La nappe aux carreaux rouges ou Le déjeuner au chien de 1910 de Pierre Bonnard pour ses rouges vibratoires et cette relation amoureuse de l’animal envers l’humain, un peintre qui lui, a emprunté intentionnellement à la « mise en page » des Ukiyo-é japonais.
Et elle est aussi produite en opposition à la gravure de Gustave Doré où Gargantua se goinfre voracement. Car prendre le repas est un rituel du quotidien auquel nous devons porter attention. Nous l’avons oublié dans nos sociétés urbanisées mues par la vitesse, où le temps vient à manquer pour les actions ordinaires, où le goût des choses ne suscite plus autant d’engouement.
Cette scène de plaisir se relie à une autre, celle de la mise à mort du coq, évoquée juste par la seule et toute petite figure métonymique du bouchon vert de la bouteille de rhum. Dans les ronds de combats de coqs à La Réunion, ce petit bouchon posé au centre déclare le top-départ du combat.
Aussi est-il possible d’émettre l’hypothèse que l’artiste voit dans cette action de se nourrir, la réitération de la mise à mort. Comme si manger, c’est faire mourir.
Éclosion
Le décor est le même avec de légères et grandes variations à la fois. Hasawa est maintenant face à nous, Le coq a été dévoré, en entier – plus rien sur la feuille de banane. Mais une scène extraordinaire se produit : de la bouche du fonkézèr, éclot un poussin ; trois autres déjà sortis du gosier semblent déjà avoir apprivoisé cet espace rouge et blanc de l’arène. Ils sont à leur aise tandis que Hasawa semble lui surpris, fortement étonné par ce qui est en train de se produire et de produire. Ou alors il se laisse être ce canal à travers lequel passent les mots et les choses.
Se nourrir de l’autre, c’est faire mourir cet autre pour faire renaître un autre, symbolisé ici par la figure du poussin incarnant la vie naissante.
Après Pique-nique, une scène qui nous demeure familière, Éclosion fait apparaître une scène de genre religieuse et allégorique, une Cène contemporaine, parce que liée à des préoccupations éco-art, courant qui traite, entre autres, des questions de la nutrition et de l’alimentation. Il implique la prise de conscience politique et spirituelle de nos interrelations entre espèces, les conditions de perpétuation de l’espèce par sa renaissance perpétuelle. Car ce que « nous appelons nutrition [est] cette étrange opération qui ressemble beaucoup plus à un mystère alchimique qu’à une nécessité physiologique. » (E. Coccia, Métamorphoses - dans le chapitre Réincarnation).
Il s’agit alors de développer une attention respectueuse envers cet autre, ici l’animal, en particulier celui que nous domestiquons pour le manger ou nous accompagner.
Dans nos sociétés occidentales, a été élaborée une métaphysique basée sur la ressemblance ou la similitude des apparences qui a conduit à une classification des espèces du vivant, accompagnée simultanément d’une hiérarchisation autorisant l’humain à déboiser à outrance, à épuiser le sol, à élever et tuer les animaux dans d’épouvantables conditions faisant fi de leur souffrance, car les animaux ne pensent pas, ne souffrent pas, pensait déjà Descartes. L’artiste s’intéresse plutôt à la métaphysique de la différence dont parle Eduardo Viveiros de Castro à propos de son ouvrage Métaphysiques cannibales. Il y expose une métaphysique amérindienne : « c’est une métaphysique (…) de l’altérité en tant que lien primordial. Cette altérité est antérieure et intérieure à l’identité, c’est-à-dire, une métaphysique de la préemption, c’est-à-dire que l’être se constitue de la prédation des autres êtres. Ils ne sont constitués que de la relation aux autres êtres… ».
Éclosion tente de montrer l’évidence de cette relation de prédation qui est le fait de se nourrir d’autres organismes vivants mais aujourd’hui nous commençons à comprendre qu’elle est bénéfique tant pour le prédateur que pour la proie.
Le pli
Les variations opérées dans ce troisième tableau du triptyque portent sur un cadrage plus serré de la scène de fin de repas, avec une nappe encore vue en plongée, la tête et le haut du buste de Hasawa coupée par le cadre - comme se sont permis les artistes des Ukiyo-é - pour focaliser notre attention sur le pliage de la feuille de banane, effectué par des mains d’une peau veloutée, peintes avec délicatesse, elles aussi attentionnées à leur geste.
Deux poussins sur les quatre apparaissant dans le second tableau semblent regarder aussi attentivement cette action et nous rappellent l’attitude du chien envers la femme assise dans La nappe aux carreaux rouges ou Le déjeuner au chien de Pierre Bonnard déjà cité. Le petit bouchon vert de la bouteille de rhum a bougé du centre de la nappe, peut-être dans l’envol des deux poussins sortis déjà du cadre. Le combat de « coqs » a pris fin.
Dans ce tableau, au moins deux cultures se croisent par superposition : la culture occidentale européenne populaire incarnée par la nappe Vichy recouvrant les tables de bistrot et les sols des aires de pique-nique et la culture indienne de la feuille de banane, utilisée communément comme assiette végétale pour prendre son repas.
À travers ce rituel du quotidien qui doit être mené et montré jusqu’au bout, il nous semble que c’est le processus de créolisation qui a généré la société réunionnaise qui est démontré avec Le pli : la ou le créole prend de l’autre, différent·e ; elle ou il s’autorise le droit de préemption et intègre de l’altérité dans son identité avec le souci maintenant de construire et réparer à partir des fortes blessures causées par la très haute vague du colonialisme, de l’esclavage et des nombreuses acculturations. Nous avons cru nous-mêmes que nous étions petites gens au petit esprit habitant une toute petite île. La « métropole française » était alors le modèle de tous les modèles à imiter pendant que clandestinement une culture spécifique émergeait, sur le modèle - osons la comparer humblement – de la métaphysique amérindienne chère à Viveiros de Castro dans laquelle le point de vue occidental de l’opposition nature/culture qui avait longtemps perduré, longtemps dominé sur de nombreuses régions du monde, ne pouvait plus faire sens.
Nous pouvons enfin, ou il est grand temps, de revenir à ce temps de l’entente créole – qui n’est pas celle du bon sauvage dans une nature luxuriante mais bien de ce vivre ensemble avec humains et non-humains – si nous prenons en compte toutes les pratiques signifiantes et les valeurs culturelles qui nous ont constitués et continuent à nous méta- morphoser, sans discrimination. Cela commence lorsque nous n’avons plus honte de la culture que nous avons édifiée et de la langue qui s’est élaborée avec les fonnkézèr.
La tèt, la zèl, la kouis, la pat, lo zo
Dans le même décor d’une aire de pique-nique, la scène du quotidien croise un portrait, en action. Le plan très rapproché sur Hasawa nous le montre en train de manger avec ses mains, les différents morceaux du coq rôti. Le titre – le seul écrit en créole réunionnais – désigne ces morceaux, ingérés dans un ordre chronologique : d’abord la tèt. Là, Hasawa tient le coq entier dans ses mains. Son expression montre l’effort qu’il fait pour croquer cette partie de la tête. Puis, il semble bien apprécier la zèl. Ses paupières se sont fermées pour se concentrer sur le goût de la chair infime recouverte de sa peau. Et puis la cuisse avec sa hanche bien sûr ! Le plaisir s’intensifie. Les pattes enfin, qui ne donnent à manger que leur peau et cartilage épaissis par la cuisson. Et les zo et petit zo souvent broyés pour en retirer « la substantifique moelle ».
Dans cette narration en cinq étapes d’une dissection et d’une incorporation du corps d’un autre, les sensations et les émotions éprouvées par le mangeur parviennent jusqu’à nous. Le passage d’une image à l’autre fait varier le petit morceau de paysage, la gestuelle de la tête et des mains et l’expression du visage. L’artiste s’attache aux moindres détails pour montrer que le plaisir gustatif diffère et s’exprime différemment selon les morceaux, de textures, de chairs et de jus différents.
La tèt, la zèl, la kouis, la pat, lo zo font pendant au premier tableau du triptyque Dévoration pétillante. Si Pique-nique suggère le repas qui commence, les cinq petits tableaux en constituent la suite. En cinq plis car Pique-nique a été déplié pour montrer toutes les strates du rituel du repas, en particulier à La Réunion. C’est ici le recours à la langue créole qui désigne le contexte local.
Comment l’on mange dans cette île ? Nous ne mangeons pas n’importe comment. Les différents morceaux du coq correspondent à différentes manières de manger.
S’agirait-il de ré-activer nos valeurs créoles liées à l’alimentation et faire fi des critiques renvoyant à une image du créole, un humain essentiellement préoccupé et porté sur « la bouffe » ? C’est le vilain mot usité dans notre vocabulaire actuel qui a effacé nos valeurs liées à un certain art de manger et qui s’oppose à l’idée d’un art culinaire.
Encore une fois, l’artiste porte attention à la nutrition, fondamentale dans la constitution et la transformation de l’espèce, mais aussi pour le développement de tous les sens, de la pensée et de l’imaginaire qu’elle autorise. Se nourrir, c’est toute une chorégraphie de gestes simples et essentiels.
L’enterrement du coq
Dans un jardin de plantes exotiques vu en plongée et peint quasi à la manière décorative du Douanier Rousseau, Hasawa que nous voyons de trois-quart-dos se tient face à un trou creusé dans la terre. Y ont déjà été déposés les restes du coq mangé. Des fleurs et du végétal les accompagnent. Il est figuré dans une posture silencieuse et de dernière prière avec ses avant-bras levés à l’horizontale, paumes des mains vers le haut.
Le rituel du repas prend véritablement fin par un rituel autre, celui de l’enterrement et qui nous est familier. Mais celui-là nous surprend puisqu’il s’agit surtout d’un coq.
Nous pleurons quand nous enterrons les chiens qui nous ont accompagnés durant un morceau de vie car nous avons entretenu ensemble une relation fondée sur des actes simples : nous les nourrissons, les abreuvons et ils nous accompagnent dans nos marches, gardent nos maisons, nous signalent d’un éventuel danger. Ils sautent et frétillent de joie lorsque nous nous retrouvons après une absence. Les chiens morts accidentés sur nos routes réunionnaises nous effraient car nous ne pouvons leur dire paix à votre âme.
Une relation entre les coqs de combat et les coqueleurs est aussi très étroite. Mais elle est différente de celle évoquée ci-dessus. Car il s’agirait plutôt d’une identification à un animal belliqueux et de voir le combat de coqs comme un mode de transfert des conflits entre humains.
Dans la réalité du quotidien, nous n’enterrons pas les restes d’un coq mangé religieusement. Le geste de prière ou de bénédiction de Hasawa évoque celui pratiqué dans la culture musulmane, juste avant de tuer l’animal à consommer. Comme si, grâce à cette prière, le meurtre qui va être commis est déjà pardonné par Dieu. Aussi cette prière, avant de tuer ou après avoir tué, fait-elle acte de conscience de nos meurtres et peut signifier encore le besoin d’une attitude respectueuse et religieuse envers le règne animal.
Dévoration pétillante avec tous les tableaux qui la composent serait une « mise en scène » de toutes les mises à mort successives que nous effectuons quand nous nous nourrissons : nous tuons du vivant, nous le tuons une seconde fois à sa cuisson, une troisième fois quand nous le mangeons.
Mais nous ferons retourner à la terre le non digestible par l’humain afin qu’il le soit par d’autres formes du vivant. L’humain participerait ainsi à une cosmoécologie.
La nappe
La nappe se donne à voir d’abord comme un tableau abstrait, structuré de carreaux rouges et blancs. La percevoir en tant que peinture s’affirme avec un cadre – usuellement utilisé pour les tableaux picturaux ou les images fixes. Ici, il délimite le support-outil d’une tablette numérique diffusant une image très bientôt en mouvement.
Le tableau s’anime, produit des plis, des déplis et replis. Et il laisse entrevoir au bout de quelques secondes, un corps qui la secoue et la fait voler dans les airs, à la manière d’un toréador. La peinture abstraite mue en une scène ou un geste du quotidien.
Nous reconnaissons le personnage donné à voir partiellement et qui déploie la nappe. Il est celui-là même, représenté dans les nombreux tableaux de Dévoration pétillante avec les attributs ornementaux, bijoux et habit noir, qui caractérisent son identité. Comme nous supposons que c’est cette même nappe qui a été peinte dans le triptyque.
La scène se passe à l’extérieur. Nous secouons toujours la nappe dehors après avoir mangé. Les miettes seront souvent picorées par les oiseaux ou les insectes.
C’est dans un jeu de va-et-vient entre le médium vidéo et le médium de la peinture que se sont réalisées les différentes pièces du grand ensemble intitulé Dévoration Pétillante.
Et La nappe, pourtant donnée à voir comme une unité, pourrait constituer le quatrième tableau du triptyque, à la suite du troisième décrivant Le pli. L’artiste l’a donc isolé, abstrait, afin que nous portions attention à cet accessoire commun des arts de la table. Il ne s’agit pas de n’importe quelle nappe. C’est la nappe Vichy à carreaux rouges et blancs du nom de la ville d’où elle est originaire. Elle a traversé le temps, depuis le XIVe siècle jusqu’à notre époque contemporaine. Elle habille les tables des bistrots et des guinguettes à la française, populaire donc. Et elle est devenue la toile des pique-nique faits dans les coins bucoliques. Diffusée et fabriquée dans quelques pays d’Europe, cette nappe parvient jusqu’à nous, ici, à La Réunion où elle s’étale aussi dans nos aires de pique-nique, une pratique importante au regard de l’artiste.
Ce motif a suscité l’attention de quelques peintres du XIXe siècle et du début XXe, mais surtout de Pierre Bonnard qui l’a peint à maintes reprises, et notamment dans ses scènes de repas.
Si dans la reprise de ce motif, l’artiste effectue un fort clin d’oeil à un peintre et à des peintures qu’elle affectionne particulièrement, si elle s’intéresse à ces gestes de petits riens qui constituent le rituel du repas – comme secouer la nappe – elle veut aussi suggérer l’idée d’un ” combat ” à mener. Ce geste de petit rien est aussi celui de la muleta que le torero fait danser dans les airs pour faire réagir le taureau qui fonce sur tout ce qui bouge devant lui.
Mais sur quoi veut-elle nous faire réagir ? Sur cette succession de plis ou d’ondulations d’un espace quadrillé qui évoque “ la carte entrecroisant méridiens et parrallèles ”, qui forme un “ territoire discipliné, contrôlé ”, et implique un mode d’arpentage discipliné et contrôlé. Par les ondulations qui déstructurent le quadrillage, elle semble nous proposer de réinstaurer les “ parcours des nomades, se dirigeant d’après les éléments mêmes, les matériaux qui constituent leur environnement ”.
Si nous refaisons un tour sur le triptyque de Dévoration pétillante, le matériau de la feuille de banane, un matériau de notre environnement, apparaît. C’est une assiette végétale originaire de l’Inde posée sur la nappe Vichy.
PS : les mots et idées entre guillemets proviennent d’une analyse proposée par Pierre Cassou-Noguez ” Le modèle de la carte : Wittgenstein, Deleuze et les neurosciences ” in : Revue de métaphysique et de morale 2019/4, n°104, pp. 351-361. Il se réfère à Mille Plateaux, ouvrage de Gilles Deleuze et Félix Guattari. »
Colette Pounia
Extrait des cartels de l’exposition Re-Bird, commissariat Colette Pounia, Artothèque de La Réunion, Saint-Denis, 2023.