Métamorphoses du vivant

Par Nicolas Gérodou

2023

Il faut croire que les monstres sont des messagers, dès lors qu’ils nous rendent régulièrement visite. Le Minotaure de Clotilde Provansal, je l’ai revu en passant devant l’abattoir de Morondava : il portait la tête du bœuf sur l’épaule, et chantait à tue-tête, tenant les cornes qui dansaient. Une autre fois encore, sur cette carte postale de 1900 : les zébus sont jetés à l’eau dans la darse du Port, et gagnent la rive à la nage, comme des têtes coupées dérivant sur une mer de vif-argent — et même, si l’on était soupçonneux, on se prendrait à les voir pesamment émerger, titubant sur la grève : ils ont corps d’hommes, ils mugissent la cérémonie de nos vies mêlées, étrangement, ils sont des nôtres, puisqu’ils avaient à nous dire.

Minotaure, 2015
Installation, technique mixte, peau et cornes de taureau, polystyrène, bois, verre, peinture, 111 x 221 x 78 cm.

À partir de la rencontre avec les monstres, les hybrides1 qui prolifèrent dans le monde sensible comme dans notre propre corps, Clotilde Provansal compose et expérimente un paysage du vivant, une physiologie de la relation, un corps-à-corps du végétal, de l’animal et de l’humain — je l’ai vue suivre la trace de Nicolas Bréon, jardinier de la colonie, fondateur de l’actuel jardin de l’État, et principal introducteur de plantes dans l’île au début du XIXe siècle. Le jardin d’acclimatation de Saint-François, fondé par Bréon pour tenter l’introduction de végétaux des zones tempérées, est devenu le domaine de Beaubassin, où l’artiste en résidence découvre une haute futaie de Niaouli rassemblée à la liTrachéoscopiesmite du jardin historique. C’est cette forêt de Melaleuca2 (mot à mot : « noir-blanc ») qui a inspiré à Clotilde Provansal un soin symbolique d’hospitalité : ironiquement, la fameuse plante-médicament se trouve soignée en retour. Il faut interroger l’acte de soigner, dans l’entrelangue : en créole réunionnais, i songn zanimo, osinon in karo sitrui, on prend soin des vivants, on les élève en acceptant de devenir soi-même un peu du bœuf moka ou de la liane de citrouille qui serpente au fond de la kour. Ici, c’est l’attention au corps des arbres, à la circulation des sèves, aux couches d’écorces parcheminées habillant le corps de Melaleuca, qui suscite un geste de créolisation, d’hybridation inattendue entre l’artiste, engagée avec les membres d’une équipe médicale dans un processus d’observation et de mise en lien, et la troupe d’arbres parfumés. Ce qui advient quand on finit par traiter le végétal comme un être vivant et sensible : on entend enfin ce que l’arbre avait à nous dire. Ainsi, assistant à la floraison extraordinaire d’un talipot dans un jardin botanique italien, Goethe en tire un moment d’extase et une merveilleuse théorie végétale, dont il rendra compte dans La Métamorphose des plantes (1790) : des racines aux tiges, des feuilles aux fleurs puis aux fruits, c’est un seul et même organe qui se transforme continuellement pour constituer ce que Hegel appelle un « être collectif », et la plupart des gens un arbre.

Clotilde Provansal scrute avec la même curiosité le corps du végétal et le cœur de l’humain. La question posée par la série des Trachéoscopies (gravures, 2021) est à la source de nos imaginaires : à qui revient la responsabilités de nos visions, d’où provient la scène primitive où la grotte éternelle délivre ses visions, les yeux flottant dans l’obscurité, les têtes d’animaux fantastiques, les visages de comètes (n°8)? Est-ce l’artiste, qui considère avoir représenté un choix d’ « images-coupes extraite d’une vidéo d’étude prise lors d’une trachéoscopie » ? Le spectateur, condamné à jeter l’œil dans un trou de serrure, à y contempler une scène archaïque : l’entrée d’une grotte, la lueur d’un feu sur la paroi d’un abri sous roche, d’étonnantes créatures qui immanquablement nous regardent, l’œil d’un monstre qui s’est approché de l’autre côté de l’œilleton, des êtres élémentaires dont la familière étrangeté nous méduse ? Comme si nous étions peuplés, d’une multitude, et de nous inconnue…

Trachéoscopies, 2020
Série de 12 estampes à l’eau forte, 20 x 20 cm.

Parallèlement à cette série Trachéoscopies, Clotilde Provansal utilise de nouveau un endoscope pour la vidéo Tout brûle dans l’heure fauve ( Mutual core, 2021) : elle explore « l’intérieur d’un corps vivant plus vaste, composé de souches, de lichens et d’insectes présents dans les forêts primaires de La Réunion »3 , et c’est ici encore la vision d’« une symbiose entre humain et non-humain » qu’elle nous invite à partager. L’endoscope a conservé sa fonction symbolique et sa valeur étymologique : on regarde bien à l’intérieur de son imaginaire et de ses propres projections en explorant l’intériorité du grand autre forestier. Ce que l’expérience nous incite à voir, c’est qu’on n’y voit (habituellement) rien, et qu’on n’a pas tout vu… À condition de suivre le changement de point de vue de Dévoration pétillante, nous sommes successivement l’ogre exoscopique broyant joyeusement le poussin vivant, puis l’animal subissant la terreur d’un dépeupleur beckettien. C’est encore et toujours un Minotaure, tout ensemble monstre et victime.

Inévitablement, les dispositifs, les projections, les observations et les images proposés par l’artiste se trouvent à leur tour contaminés par l’hybridité (ce que le lieu et le lien modifient dans l’identité-à-soi). Les Actes comportent une dimension rituelle : des gestes performatifs qui font signe et rencontre (l’œuvre se fabrique en collaboration avec les humains et les milieux).
Après tout, ni l’œuvre d’art ni l’œuvre de nature n’appartiennent à quiconque, et l’identité de ces deux complexes du vivant produit essentiellement de l’échange, de la relation. Pas plus l’arbre que le tableau ne sont à moi ; ils restent mes maîtres pour ce qui est de partager « l’éthique du passant » qui constitue pour Achille Mbembe la signature du vivant4 . C’est la nature même des rites, des liens symboliques proposés par Clotilde Provansal : non pas seulement un anthropomorphisme quand il s’agit de soigner les Niaouli, mais une reconnaissance du vivant et de l’en-commun — une pulsation, un flux métamorphique, un tropisme de la relation, une hybridation permanente et invisible avec le kosmos5 . Le vivant est symbiotique, littéralement il est vivant-avec ; ce dont Gilles Clément s’illumine, en découvrant chez Henri Laborit « le principe de l’information biologique — le vivant reçoit un message, l’interprète, le transforme en le complexifiant — il donne au « projet » les dimensions vertigineuses de l’inconnu »6 . Ce vertige du vivant, on le retrouve précisément à l’œuvre dans l’enquête plastique de Clotilde Provansal, partout où l’hybride monstrueux s’avère le reflet le plus fidèle de ce qu’il y a en nous de vivant.

Batay kok, 2013
Photographies, agar-agar, pattes, têtes, plumes, sang de coqs.

Du monstre et du monstré, de l’autre-en-soi, qui signent de plus en plus ouvertement l’art contemporain réunionnais — depuis Wilhiam Zitte et ses anthropométries, jusqu’aux Zavan de Jimmy Cadet, aux Zamérant de KidKréol&Boogie, au Laboratoire des hybrides de Clotilde Provansal, une médusante hantologie7 rend compte des fantômes et des loul qu’on pourrait bien croiser au fond de la ravine, au détour d’une page, au coin de l’œil d’une image. Homme-coq, animaux totémiques, bébèt tout, esprit des ancêtres, des marrons, des pirates assassinés, des Kala et des Ophélie, oiseau de male heure, qu’on apprend à regarder ensemble dans la marmite de la mort (Batay kok, 2013), oiseau des ancêtres en gestation dans la branche perpétuelle et phylogénétique d’Acclimatation (dépliage et livre d’artiste, 2022), visages de chimères, qui vous dévisagent, dans les Trachéoscopies (2021), avec lesquels on s’est surpris à prendre langue, et à parler un idiome commun, qu’on ne se savait pas posséder.


Traduction en créole réunionnais par Anny Grondin

Transformasion korvivan

Fo kroir bébèt sé zanvoyé kom zot i rann anou vizit souvan. Mwin la vi ankor in kou Minotor Clotilde Provansal dovan labatwar Morondava : li té port in tèt bèf si zépol, li té shant an kaszorèy é tienbo bien for bann korn té i dans. In ot kou ankor, si in kart postal zané 1900 : zébi té zété dann lo la dars lo Por é zot i sava si lo bor an nazan, noré di bann tèt koupé té i dériv si in mèr an mouvman — komsi ou té voi azot sort dann lo an sarét saviré : zot nana kor domoune, zot i kri sérémoni nout vi anmayé, lé drol banna nout bann sa, zot lavé pou rakont anou.

Minotaure, 2015
Installation, technique mixte, peau et cornes de taureau, polystyrène, bois, verre, peinture, 111 x 221 x 78 cm.

Dann kafé Clotilde Provansal na poin triyaz, li may, li mélanz tout : bébèt, bébèt8 kwazé, zanimaz i grouy dan le monn sansib é dan nout prop kor, li invant in ot modèl korvivan, in batay-shat ant plant, zanimo, domoune. Mwin la vi aèl suiv la tras Nicolas Bréon, zardinié dann tan la koloni (sé li la fé zardin Léta).
Sin Franswa lao, Bréon lavé fé in zardin daklimatasion é li té ésèy fé pous bann plant té i sort péi la fré. Koméla zardin-la i apèl Dominn Bobassin, dipa nout lartis kan la parti laba rod linspirasion pou son travay, si kosa li bit ? In karo papa Gominolé, - li port osi Niaouli sinonsa Melaléka (i vé dir noir-blan). Foré-la toudsuit pou toudsuit la digdig limazinasion Clotilde Provansal, la done ali lidé songn bann piédboi-la : sat lé drol sé lo plant-médikaman i fé songn ali astèr. I fo nou kas nout koko si kosa i songn ? An kréol rénioné i songn zanimo, osinon in karo sitrui, ou pran soin bann korvivan, ou okip azot é ou admèt ou minm sé in bout bèf moka sinonsa in bout liane sitrui i kour kour dann fon la kour.
Isi i port atansion lo kor bann pièdboi, lo trafikotaz la sév, lo koush podboi fane-fané i abiy lo kor bann Mélaléka9 . In zès kréol, in kroizman ou atann pa ant lartis, son lékip médikal é lo troupo piédboi i sanbon. Ala kosa i ariv kan ou konsidér bann plant parèy in èt vivan na santiman : ou antann anfin sat pièdboi lavé pou di anou.

Hegel la rann kont dan in liv La Métamorphose des plantes (1790) par koman in plant i transform kan li fléri : dopi rasine ziska la tiz, dopi fèy ziska flèr épisa fri, sé in minm lorgane i transform ali toultan sontousél san diskontinié, pou fabrik sat Hegel i apèl « in èt koléktif », mé pou la plipar, nou di in piédboi.
Clotilde Provansal i farfouy parèy le kor bann plant é le kèr limin. Na in kestion lé pozé dan la séri Trakéoskopi (gravir 2021) : kisa lotèr nout fasonvoir, ousa i sort la séne ousa in grot i larg son bann vizion, lo zié ki flot dann fénoir, la tèt zanimo fantastik, la figir bann komèt (n°8) ? Sé lartis lotér akoz sé li la fé in shoi apartir « zimaz-koup i sort dan in vidéo détid la filmé lèr la fé in trakéoskopi » ? Sinonsa léspèktatèr, akoz li lé kondané zèt in zié dann inn trou d-sérir pou gard in sène dan tan davan : lantré in grot, lo tiféklèr dofé si lo mir in labri sou lo rosh, bann kréatir bizar i mank pa gard anou, lo zié in bébèt kolé si lo « zié bèf », bann « zètr élémantèr » (bann zespri si ou préfèr) i sézi anou ? Kom si nou té abité, an poundiak, èk in voyaz anou nou koné minm pa.

Batay kok, 2013
Photographies, agar-agar, pattes, têtes, plumes, sang de coqs.

An paralèl lo séri Trakéoskopi, Clotilde Provansal i anserv ankor in kou in landoskop pou son video, Tout I bril dann lèr fov (Mutual core, 2021) : lartis i bat karé dan « lanndan in kor vivan pli gran ankor, lé fé sanm soush doboi, likène èk zinsèk i trouv dann la foré primèr la Rénion10  », terla ankor li invit anou a kass an dé son fasonvoir « in ansanm-avek ant imin é pa imin », Landoskop isi i anserv bien pou regard par anndan son limazinasion é son prop prozèksion si lanndansité. Sat léspérians i pousalé voir sé (dabitid) ou voi pa riyin, é ou la pankor vi tout… Par kont si nou suiv lot fason voir dan Dévoration pétiyante, in kou nou lé le bèl logr i krom an kontantman lo ti poussin ankor vivan é zis apré nou lé lo zanimo an kapkap i pli dovan lo kador. Ankor in foi lé touzour in Minotor, bébèt é viktim an minm tan.

Lé inparab è palfèt tout sat lartis i propoz : dispozitif, projektion, zobservasion, zimaz, lé kapayé dan in batarsité. Lé Zakt i prézant kom in sérémoni : zès performans i kominik é i rankont (lèv i konstri avèk zimin é landroi inn ansanm lot).
Toukontfé, ou pé pa di bann zèv dar, bann zèv la natir lé aou, lé dé an shoushout-la mori ansanm i partaz kèzshoz. Piédboi kom tablo lé pa amoin, azot mon mèt pou partaz kom Achille Mbenbe i di « létik du pasan », la mark bann korvivan11 .
Sé le fondman minm bann sérérémoni, bann gatir Clotilde Provansal i propoz : pa rienk in lantropoformis kan la songn bann Gominolé kom in moune, mé in rokonésans bann korvivan – in batman, in kroizman permanan é invizib avèk le kosmos12 . Le vivan lé sinbiotik, li lé vivan-avèk. Le korvivan i resoi in mésaz, li interprèt, li transform sa an pli malizé. Dikou lo prozé i gingn la zèl, in tourdisman dan linkoni13 . Zistéman, tourdisman korvivan I done di gaz dan lankèt plastik Clotilde Provansal, partou ousa lo batar kontnatir I mont anou an fas kom dan la glas sat nana an nou an-korvivan.

Trachéoscopies, 2020
Série de 12 estampes à l’eau forte, 20 x 20 cm.

Bébèt aou, monstré aou, lot-an ou, zot i sign zot plas plizanplis dan lar kontanporin rénioné – dopi Wilhiam Zitte é son bann antropométri, ziska Zavan Jimmy Cadet an pasan par Zamérant Kid Kréol & Boogie, èpisa Laboratoir bann krwazé Clotilde Provansal, in lantolozi gobmoush14 i rann kont fantom, loul ou pé kroizé dann fon la ravine, obout in paz, dann in kwin d-zié in zimaz. Lom kok, zanimo totèm, bébèt tout, lespri zansèt, maron, pirat assassiné, Kala, Oféli, zwazo mal-èr nou aprann regard ansanm dann marmit la mor (Batay kok, 2013), zoizo bann zansèt an zestasion dan la bransh perpétuel é filozénitik dan Aklimatasion (dépliaz é liv zartis, 2022), figir invanté i regarde aou kom poul la trouv brosadan, dann Trakéoskopi (2021), èk banna minm la arivé, nou té étoné kan nout lang la démayé, apré tilanp tilanp nou la komans kozé in langaz komin, nou té koné pa nou lavé.

  1. Laboratoire des hybrides, 2017
  2. En les découvrant, au bord de la Ravine Laverdure, j’ai d’abord cru avoir retrouvé les Niaouli de Bréon : le maître-jardinier s’est fait envoyer des graines de Melaleuca d’Australie, qu’il dit avoir planté au jardin d’acclimatation de Saint-François dans les années 1820. Monique Ozoux m’a détrompé : de mémoire d’homme, ces Niaoulis sont néo-calédoniens et ont été semés par le grand-père Ozoux au début du XXe siècle.
  3. Mutual core, FRAC Réunion, 2021, p.192.
  4. Voyez la conclusion de Critique de la raison nègre, Paris, La Découverte, 2013, et plus récemment, La Communauté terrestre, Paris, La Découverte, 2023..
  5. C’est l’image dominante de l’arbre dans le maître-livre d’Emanuele Coccia, La Vie des plantes — une métaphysique du mélange, Paris, Payot-Rivages, 2016.
  6. Gilles Clément, La Sagesse du jardinier, Paris, JC Béhar, 2004, p.34
  7. Au sens que lui donne Jean-Louis Cornille à propos des littératures contemporaines de l’océan Indien : Lémures — hantologie de la littérature malgache en français, Caen, Passage(s), 2019.
  8. Laboratoir bann kroizé, 2017
  9. Kan moin la vi azot dann bor la Ravine Laverdur, moin té kroi moin lavé artrouv karo Niaouli Bréon : lo mèt-zardinié lavé komann lo grin Mélaléka té sort Lostrali laba é askiparé li la plant-sa dann zardin daklimatasion Sin Fransoi an 1820 par la. Monique Ozoux la di amoin lé pa vré : dopi zot i ansouvien bann Niaouli-la i sort Nouvel Kalédoni anplis sé o granpèr Ozoux minm la semé bann grin débi XXè sièk
  10. Mutual Core, Frac Réunion, 2021, p 192
  11. Gard la fin Lanaliz lespri kaf, Paris, La Découverte, 2013, é dernièrman, Lo kominoté térès, Paris, la Découverte, 2023
  12. Sézimaz lo pyé-d-boi i domine dann papa liv Emanuele Coccia, La vi bann plant - in métafizik lo mélanz, Paris, Payot - Rivages, 2016.
  13. Gilles Clément, La sazès lo zardinié, Paris, JC Béhar, 2004, p 34.
  14. D’après Jean-Louis Cornille an palan tout kalité litératir kontamporin loséan indien : Lémures - lantolozi la litaratir malgash an fransé, Caen, Passaz, 2019