Modi Operandi (omnia natura) : micro-essais de sciences naturelles et autres tranches de vie
Par Cédric Mong-Hy
2023
Cliniques
Avril 1961. Leonid se sent fatigué et nauséeux, une vive douleur lui déchire le bas du ventre. Jeune médecin, il reconnaît vite les symptômes. Son diagnostic ne devrait pas l’inquiéter car il ne souffre objectivement que d’une crise d’appendicite. Cependant, le Docteur Leonid Rogozov s’alarme pour une raison évidente : il est au milieu de l’Antarctique, dans la station soviétique de Novolazarevskaya, où il est l’unique chirurgien en poste.
Terminologies
Les Grecs anciens avaient deux mots pour désigner « la vie » : bios et zoé. La racine zoé s’est perpétuée dans son sens antique puisque le mot désignait le simple fait de vivre tel qu’on l’accorde à l’ensemble des êtres vivants et en particulier aux animaux qu’étudie donc la zoologie. Quant au terme bios, qui renvoyait à la manière de vivre propre à un individu ou à un groupe humain, il va souffrir jusqu’à maintenant d’une tare quasi structurelle telle qu’elle nous rend difficile la compréhension de la vie de la vie. Pour cause : la biologie hérite étymologiquement de l’anthropomorphisme et s’enferme dans une vision du vivant qui serait exclusivement incarnée dans des catégories isolables comme celles d’individu ou d’espèce.
Peut-être n’avons-nous pas encore dépassé le stade antédiluvien, au sens biblique, de la science biologique, autrement dit, nous en sommes encore à identifier et à nommer les créatures comme le font Adam et Ève dans la Genèse, sans pour autant comprendre la complexité des interrelations que nous entretenons avec le tissu vivant dans sa globalité.
C’est pourtant ce que Jean-Baptiste Lamarck avait tenté en inventant en 1809 le vocable « biologie ». Cette science alors nouvelle devait s’étendre sur les vestiges de l’histoire naturelle posée au siècle des Lumières, car certes les Linné ou les Buffon avaient procédé au grand classement du vivant que nous utilisons toujours aujourd’hui, mais les naturalistes de l’époque ne demeuraient que des avatars de Noé qui avaient pour charge de réunir les animaux du monde entier dans les Muséums d’Histoire Naturelle et dans les arches morbides qu’étaient les zoos. Il manquait là l’ambition de connaître la nature de cette matière organisée et enchevêtrée que l’on appelle « la vie ». Ce fut le rêve de Lamarck. Il en fut déçu, comme le sont l’alouette ou la rose.
L’erreur était grossière : là où il fallait s’attarder sur un phénomène total, l’attention a été portée sur des individus cloisonnés dans des groupes, des sous-espèces, des espèces, des genres, des ordres, des familles et des règnes, soit sur une unité divisée dans sa propre nature. La biologie oubliait en quelque sorte sa racine : le mot grec bios est en réalité un pluriel. Aussi « la vie », « le vivant », « l’organisme » se nomment comme tels en un contre-sens entretenu car il n’y a pas de vie qui puisse se penser au singulier, pas plus qu’il n’y a d’organisme qui soit seul.
Cliniques (2)
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La douleur augmente de jour en jour. Leonid en perd le sommeil et s’affaiblit. La relève de l’équipe de la station n’est pas prévue avant un an. Il pourrait appeler les secours mais il a fallu trente-six jours pour affréter l’équipe d’URSS en Antarctique, il sait qu’il serait mort avant que ses confrères n’arrivent.
Leonid et ses camarades ont peur.
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Mycologies
L’anthropologue Tim Ingold, passionné de champignons, rapporte cette hypothèse que le mycologue Alan Rayner émit un jour lors d’une discussion : la biologie aurait évolué de manière absolument différente si le modèle d’étude de base n’avait pas été fixé par les sciences expérimentales sur l’« individu », l’« organisme » (incarné dans le cobaye, la souris, le lapin ou le singe de laboratoire), mais sur le mycélium. Le mycélium est le réseau de filament souterrain qui constitue la vraie nature du champignon, l’excroissance colorée et parfois gourmande que l’on rencontre dans les bois n’étant qu’une fructification. La différence pointée par Rayner entre l’individu et le mycélium tient en ce que le règne fongique se caractérise par une interconnexion de très haut degré avec son environnement et les espèces vivantes qui l’entourent. Étudier les champignons, c’est donc être dans l’impossibilité de penser selon le paradigme darwiniste de l’individu (« l’individu le plus adapté survit », etc.), car il faut bien plutôt voir que les bios sont des réseaux d’enchevêtrements et que seules ces interrelations autorisent leur perpétuation.
Qu’en serait-il donc, en effet, d’une science biologique qui se refonderait entièrement sur un tel modèle ? Qui comprendrait que les niveaux de participation dans l’univers vivant sont bien plus complexes que ce que nos meilleurs scientifiques envisagent ? Qui réaliserait que même nos machines les plus sophistiquées sont impuissantes car calibrées pour mesurer les mauvaises variables ? Qui s’adjoindrait l’imagination des poètes, des artistes et des philosophes pour réfléchir à la composition fantasque des enchevêtrements vivants ?
Ethnographies
Dans le sillage des recherches d’Anna Lowenhaupt Tsing, elle aussi anthropologue des champignons, se sont révélées des études couvrant un nouveau champ transdisciplinaire qui se lit parfois sous le nom d’ethnographie interspécifique. Quelque chose de cette science inédite des bios se retrouve dans la philosophie contemporaine française sous la plume de Baptiste Morizot, de Vinciane Despret ou de Bruno Latour. Le morose concept d’individualisme prend la clé des champs. La culture n’est plus une création intraspécifique, elle est une co-création engendrée par des espèces différentes et interdépendantes. Désormais, s’il y a individu, il est lui-même une population et il/elle s’intègre dans des myriades d’arbres généalogiques humains, animaux, végétaux, fongiques, bactériens ou viraux. S’il y a culture, elle prend sa source dans les flots de nos propres origines animales et se répand dans nos alliances avec nos forêts, nos jardins, nos basse-cours, nos animaux domestiques, nos phyto-pharmacopées, nos prédateurs, nos parasites, nos symbiotes, nos commensaux et nos amis.
Cliniques (3)
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Risquant jour après jour la rupture de l’appendice, Leonid songe résolument à une alternative que n’avait pas prévu Hippocrate : il va pratiquer une « auto-chirurgie » et s’extraire lui-même les tissus malades.
L’issue est connue des annales de la médecine : assisté de deux fidèles et tremblotants infirmiers initiés pour la stricte occasion, l’un tenant un miroir, l’autre une lampe, le Docteur Leonid Rogozov a anesthésié localement le bas de son abdomen et a pratiqué une auto-appendicectomie avec succès.
Quinze jours plus tard, Leonid avait repris ses activités normales sur la station de Novolazarevskaya. C’était le début d’un bel hiver.
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Biothèques
Sur l’étagère d’une bibliothèque débordante, couverte de poussière et de toile d’araignée, repose une fiole du Laboratoire Provansal qui contient quelques filaments d’Ophelia reuniense. À la manière d’un châle, cette fiole est entourée en son goulot d’une gaze qui avec le temps a pris le jaune des livres les plus vieux. Régulièrement, le bibliothécaire remue légèrement la fiole afin que les cheveux effectuent de concert leur danse électrique.
Créature cryptique des eaux de l’Île, entité mycéliale à l’intersection des règnes, les capacités de régénérescence de l’Ophelia reuniense la rendent virtuellement immortelle lorsqu’elle se mêle à toute nature. Oxymore biologique, aboli bibelot d’inanités logiques, elle est le symbole ramifié d’une recherche alchimique aussi ancienne que pionnière.
Synthèses / Cliniques (4)
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Au retour de l’Antarctique, le navire qui transportait le Docteur Rogozov fit escale dans les archipels du sud-ouest de l’océan Indien. Son expérience personnelle et son penchant pour les curiosités naturelles lui firent connaître l’Ophelia reuniense dont il eut le loisir de prélever un spécimen qui vit toujours dans un laboratoire aménagé en serre tropicale au cœur de Saint-Pétersbourg. La créature a été étudiée par le Docteur Rogozov jusqu’en l’an 2000, année de sa mort, puis par l’équipe du Laboratoire Provansal, conjointement à des unités de recherche insulaires dispersées à travers les régions tropicales des océans. Les plus récentes conclusions de ces études indiquent que la régénérescence de l’Ophelia reuniense augmente exponentiellement en fonction du nombre d’espèces qui lui est interconnecté. Par ailleurs, il a été noté que la créature se comporte à la manière d’un super-organisme, si bien que toute liaison qu’elle effectue, même la plus ténue, est de l’ordre de la symbiose généralisée. Le Laboratoire Provansal s’est réjoui de ce nouveau paradigme biologique et a d’ores et déjà lancé un programme de recherche dans les biotopes de l’océan Indien afin d’observer les auto-opérations symbiotiques et réparatrices accomplies par l’Ophelia reuniense dans son milieu naturel. L’équipe du Laboratoire en espère une révolution conceptuelle qui révélerait que le comportement de la créature n’est pas une exception, mais plutôt une possibilité intrinsèque des bios dans leur ensemble, ce qui impliquerait que des mécanismes symbiotiques hautement intégrés agissent en des cascades d’interactions réciproques à toutes les échelles de la biosphère.
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kliniks
Avril 1961. Leonid i san ali fatigué é li nana anvi de vomi, in bébète doulèr i déshire son ba vante. Zenz médsin, li rokoné toutsuite bann sinptome-la. Son diagnostik i devré pa inkiète aliakz sak i fé soufèf ali,sé rienk in kriz lapindisite. Soman Docteur Leonid Rogozov i trakasse pou in rézon évidan : li lé an plin milie lantartik, dann la stasion soviétik Novolazarevskaya, é nana riek in sel shirurzien an poste é sé li minm.
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Terminolozi
Bann grek ansien lavé 2 mo pou dézigne « la vi » : bios é zoé. La rasine zoé la kontinué viv dann son sanse lantikité, akoz le mo té i dézigne le sinp fé de viv i anserve pou lansanm bann ête vivan é an partikulié po bann zanimo i étudié azot dann la zoolozi. Tanka le mo bios, té i fé mazine la manir viv personel in lindividu sansa in group umin, li va soufer ziska koméla in landikap
preske strukturel sitantelman la konpréansion de la vie de la vie i devien malizé pou nou. Konm akoz : la biolozi in léritaz lantropomorfis é i anferme ali dann in vizion le vivan i seré rienk représanté dan bann katégori izolab konm katégori lindividu oubien latégori léspesse.
Sa se pe, kestion la sianse biolozik, nou la pankor dépasse le stade avan le déluz, konm di la bib. Otreman di, nou lé ankor antrin d’idantifié bann kréatur é de done azot in nom konm Adam é Eve i fé dann la genèz, san pour otan konprande la konpleksité bann zinterrelasion nou antretien avek le tissu vivan dann son globalité.
Pourtan sé sak Jean-Baptiste Lamarck lavé esey fé kan an 1809 li la invante le mo biolozi. Sianse-la , ankor nev, té i doi rekouvèr bann restan listoir naturel lavé komansé dann le siek dé lumièr. Biensur Linné oubien Buffon lavé fé le gran klasman le vivan, sak ni anserve ankor zordi, soman bann naturalis lépokla té i reste ankor bann ti Noé lavé konm travay réuni zanimo le monde antié dann bann muzéum listoir naturel é dann bann zarsh la mor i apèle zoo. té i manke lanbision konète la nature se matière organizé e mayé ke ni kri « la vi ». Sa lété le rèv lamarck. Li la été désu, inpé koman lalouète ek roz lé désu.
Lérér lété grossié : la ousa té i falé atarde anou dsu in fénomene total la porte latansion rienk bann zindividu kloizoné dann group, sou zespesse, zespesse, zanr, orde, famiy, regne, sétadir dsu in lunité divizé daann son prop natur. La biolozi té i oubli son rasine : le mo bios lé an réalité in pluriel.
Ossi « la vi », « le vivan », « l’organism » i apèle azot konmsa, dizon in kontresanse lé antretenu, parapor na poin de vi i pe mazine ali o singulié pa plus ke nana zorganism ke lé tousel.
Klinik (2)
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Doulèr té i ogmante zour an zour. Leonid té i gaingne pi dormi é té i afayi. La relèv lékip la stasio té pa prévu avan in an. Li noré pu krisekour mé té flé trante sizour pou in lekite l’URSS iarive l’Antartik.li té i koné li noré mor avan son bann i arive. Léonid ek son bann dalon lavé pèr.
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Shanpignonlozi
L’antropolog Tim Ingold, passioné shanpignon i raporte lipotèze le shanpignonlog Alan Rayner la fé in zour dann in dikussion : noré évolué in not manir si le modèl d’étud debaz lavé pa été fiksé par bann sianse ekspérimantal dsu « l’individu », « l’organism » (i trouve sa dann kobay, souri, lapin sinz laboratoir) mé si le modèl d’étud debaz lavé été fiksé dsu le Mycélium. Le mycélium sé le rézo souterin i fé le vré natur le chanpignon, le boute gonflé koloré i trouve dan lé boi sé rienk la produksion le frui. La diféranse – Rayner i monte le doi sa- rante l’individu ek le mycélium lél a akoz le règne shanpignon i fé remarke ali par in bandé linterkoneksion ek son lanvironeman é bann zepesse vivan ozalantour. Etudié shanpignon sé rante dann linpossibilité anserve le model darwinis l’individu (« l’individu le plus adapté i survive », ) parapor i fo woir pluto les bios konm bann rézo maymayé é nana rienk bann maymayazla i fé ke zot i perpétué.
Kouk i seré, pou toulbon, in sianse biolozik I refonderé ali antirman dsu in model konmsa ? Kisa i konprandré ke bann nivo partisipasion dann l’univer vivan lé plu konpleks ke sak nout bann siantifik le plus gabié lé kab maziné ? Kisa i réalizeré ke minm nout bann mashine le plus an-nik lé pa kapab akoz zot lé kalibré pou mezure variab mantèr ? Kisa i roderé mète anplus l’imazinasion bann poète , zartis, filozof, pou réfléshi dsu la konpozision an masikrok bann maymayaz vivan ?
Ethnografi
A la suite bann reshershe Anna Lowenhaupt Tsing, li osi antropolog shanpignon, la fé dot zétud la rouvèr in nouvo karo transdisiplinèr, défoi i done sa le nom ethnografi interspésifik. In boute nouvo sianse-la i artouve ali dann la filozofi fransé zordi dann bann zékri Baptiste Morizot, Vinciane Despret oubien Bruno Latour. Le triste konsept l’individualis i vole shemin. La kultur lé pi in kréasion intraspésifik, li lé in ko-kréasion bann zespesse diféran é interdépandan la fé.
Apartir dorénavan, si nana individu, li lé li minm in populasion é li/el i integre ali dann in takon zarb zénéalozik domoun, zanimo, vézétal, shanpignon, baktéri, virus. Si nana in kultur, li pran son sourse dann dolo an mouvman nout prop zorizine animal é li koule dann nout lalianse ek nout bann foré, nout bann zardin, nout bann basse-kour, nout bann zanimo domestik, nout bann tizane, nout bann sak i manze anou, nout bann parazite, nout bann symbiote, nout bann sak i vive dann nout kaz, nout bann zami.
Klinik (3)
[…]
Devan le risk zour apré zour son lapandise i péte, Léonid i réfléshi é i tienbo ansanm pou trouve in lalternativ pa prévu par Hippocrate : li va shirurzi ali, li minm, é li va anlève, li minm, bann tissu malade.
La fin lé konu dann bann zanal médsine : ek in koudmin 2 tranblèr é fidél zinfirmié formé pou lokazion : inn i tienbo in glase, lot in lanpe, le Doktèr Leonid Rogozov la anestézié le ba son labdominn é la opère li minm son lapindis avek suksé.
Kinze zour apré, léonid lavé repri sonn bann zaktivité normal dsu la stasion Novolazarevskaya. L’été komansman in zoli l’iver.
Biotek
Dsu létazèr in bibliotek i déborde, kouvèr la poussir, moulal ek la toil zargné, in ti fiol laboratoir Provansal nana dedan détroi filaman d’Ophelia reuniense i repoze.
Inpé konm in shal, fiol-la lé antouré, koté son goulo, par in boute la gaze la pran, ek le tan, la koulèr zone bann liv lé plu vié. Régulirman,le bibliotékèr i sokouy le pti flakon pouk bann shevé i kraze toute ansanm zot danse élektrik.
Kréatur kriptik bann dolo l’ile, chanpignonade dann la kroizé bann règne, bann kapasité rejénérésanse l’Ophelia reuniense nana, i rande ali virtuelman imortel kan li maye ansanm tout kalité la natur.
Oksimor biolozik, aboli bibelo bann inanité lozik, li lé sinbol plin bransh in reshershe alshimik lé an minm tan vié é i rouvèr shemin.
Sintèze/klinik (4)
Kan la kite l’Antartik, bato Doktèr Rogozov la fé eskal dann bann zarshipel le sud-ouest de l’océan Indien. Son lespérianse personel é son gou pou bann kuriozité naturel la fé konète ali l’Ophelia reuniense. Li la prélève in spésiminn i vive touzour dann in laboratoir li la aménaze an sere tropikal an plin dann Saint Pétersboug. Ziska l’an 2000, l’ané son mor Docteur Rogozov l’a étudié sa. Aprésa, l’ékip laboratoir Provansal la pran le relé ek dot z’unité reshershe fane-fané dann bann rézion tropikal nana la mèr. Bann dernié konkluzion bann zétude i indike la rézénéressanse l’Ophelia reuniense i ogmante eksponansielman an fonksion le nonbe zespèsse interkonekté. An plis, la remarké la kréatur i konporte ali konm in super-organism, a tel poin toute liézon li fé, minm le plu pti guigne, i artonbe konm in sinbioz zénéralizé.
Laboratoir Provansal lé fièr nouvo paradigm biolozik-la é la lanse in programme reshershe dann bann biotop l’oséan indien pou observe bann oto-opérasion sinbiotik é réparaté l’Ophelia reuniense dann son milie naturel. Lékip laboratoir i espère in révolusion konseptuel va révelé ke le konportman la kréatur lé pa in l’eksepsion, mé pluto in possibilité personnel bann bios ; se ki voudré dir bann mékanism sinbiotik intégré i azi an kaskade zinteraksion résiprok dann toute bann zéshel la biosfére.