Les expériences picturales de MC Dènmont

Par Colette Pounia

2020

Station 220118, 2018
Série Purgatoire, Saison 1. Huile sur toile, 170 x 190 cm.
Collection Ville de Saint-Pierre
Photographie © François-Louis Athénas

En maître de cérémonie, C. Dènmont nous invite à une grande fête de la couleur avec sa nouvelle saison de la série Purgatoire.
L’atmosphère est multicolore et gaie. Et l’impression est celle d’un grand Jardin des délices où chaque tableau de grand format serait lui-même un jardin ou un délice. Les taches et traits colorés disséminés dans les vastes champs de roses, de gris et blancs chauds nous rappellent les bonbons aux couleurs acidulées de l’enfance. C’est ainsi que le spectateur est charmé par des peintures qu’il pourrait aussi et paradoxalement qualifier d’un « je ne sais quoi et presque rien1  ». Mais c’est peut-être l’intention du peintre de parvenir à ce « surplus qu’on ne peut pas expliquer par la raison2  » quand il entreprend de peindre Purgatoire.

Les peintures et dessins antérieurs à la série croisaient de multiples langages de la peinture moderne et contemporaine : la figuration narrative et surréaliste, l’art brut et naïf, la bad painting, la poésie visuelle… En 2001 pourtant, et dans cette pratique foisonnante de signes picturaux et graphiques produisant des scènes satyriques et drôles de nos mondes insulaires, le peintre illustre le degré zéro, ce presque rien de la peinture, par un petit tableau qui pourrait être un autoportrait. Le « zéro », fait lui-même motif dans des tableaux autres intitulés « peinture zéro » où nous comprenons qu’une succession de zéros ou de petits riens côte à côte peut produire un « autre chose », un événement pictural. C. Denmont semble faire de cette « intuition de l’instant3  » le moteur de sa démarche renouvelée. Il s’agit maintenant de faire advenir les petits riens de la peinture sans les représenter, de ses dessous vers les dessus, par une succession d’ajouts de feuilles dont le rôle est de soustraire pour ne laisser voir que les surplus de la soustraction.
Ce qui reste de la peinture, désencombrée de l’évidence des formes et des narrations, depuis la Saison 1, est une palette de couleurs dans tous ses états, en morphogenèse ou en formation d’elle-même.

Alors, intituler la recherche picturale, par cet « entre-deux » théologique chrétien que désigne Purgatoire, fait sens et semble être une juste métaphore : le peintre nous transporte dans un lieu où la peinture est en travail sur elle-même, mise à l’épreuve et se re-créant avec et de ses repentirs.
Peindre s’avère être une histoire de changer sa propre peinture en laissant visibles les changements survenus en cours d’exécution. Le repentir, qu’autorise plus aisément la matière de la peinture à l’huile employée par C. Denmont, surtout depuis la série Purgatoire, n’est plus caché. Peindre en pratiquant le repentir, en procédant à l’effacement des « manières de faire du passé », ouvre sur des paysages habités, informés par la couleur seule.

C’est la préoccupation de la matérialité de la peinture qui domine dans la Saison 2. Depuis longtemps, depuis qu’il a commencé à dessiner, à peindre et à dessiner dans la peinture, l’artiste s’est donné le temps d’exploiter toutes les qualités physiques de la couleur matérielle et de comprendre ses effets. Là, en atelier, en action de purgatoire, il éprouve la matière colorée, use et joue de toutes ses possibilités de contrastes pour suggérer des reliefs, des profondeurs, pour démultiplier les surfaces littérales et en faire des mille-feuille, à effeuiller du regard à une certaine distance et à brouter, tout près.
Les peintures imposent le déplacement du spectateur. Dans son va-et-vient entre vision globale et vision locale, vision haptique et vision optique, il découvre alternativement des peintures abstraites matiéristes et des peintures figuratives.
L’œil perçoit dans les petits bonbons colorés des petits personnages et animaux, des fragments de paysages parce que c’est vert et bleu, des petites fenêtres, des petits ballons…
L’expérience picturale est commune et unique.
Elle est commune car chacun de nous, « homme du commun4  », a déjà fait l’expérience de voir des « inimages5  » (des visages et des paysages) dans la matière informe (des nuages…).

Les petits bonbons s’animent. L’œil les voit se déplacer dans l’espace de la peinture comme des acteurs dans une pièce de théâtre animant l’espace scénique. Chacun des traits ou taches colorés a été produit par un petit geste simple. Et chacun des tableaux apparaît tel « une mise en scène de ces petits gestes simples6  », qui superposent et tissent ensemble champs colorés et champs de signes colorés.
Les peintures de la Saison 2 sont de véritables espaces scéniques démultipliés où les signes colorés conducteurs invitent le spectateur à se faire prince et y entrer7 .

L’expérience picturale est unique : l’œil ou le corps du spectateur qui se rétrécit entre dans l’immensité de la toile, emprunte un chemin, commence à circuler, grimpe, monte des marches, les descend, contourne des obstacles, des semblants d’objets…
Ces déplacements dans des paysages parsemés d’accidents colorés picturaux et graphiques nous évoquent ceux que nous pourrions faire devant les illustrations anciennes de purgatoires, des « modèles lointains » à re-visiter : une enluminure dans Les Très Riches Heures du Duc de Berry, ou la fresque montrant Dante tenant La Divine Comédie devant une montagne, une représentation iconique du purgatoire…
Mais certains tableaux de C. Denmont sont aussi des réminiscences d’imageries populaires de son environnement proche et personnel. Bien des tableaux nous ramènent en mémoire le souvenir des immenses blancs des nappes malgaches sur nos tables réunionnaises, animés de petits personnages brodés aux couleurs vives, entrant dans et sortant de l’épaisseur de la toile. Et que nous broutons aussi, inconsciemment. Certains avant-plans picturaux, des « murs en escalier », peuvent évoquer d’emblée chez les amateurs des jeux de plates-formes les cartes de ces jeux vidéo8 . Aux métaphores du jardin des délices et du purgatoire se rajoute celle de l’espace pictural envisagé comme champ de bataille où une véritable offensive est lancée car un tableau n’est pas fait pour être « joli »9 .
La bataille est aussi celle qui existe entre la main et le cerveau, surtout pour un peintre qui travaille la matière colorée comme une « chose mentale » ou la déploie en « carte mentale », une pratique qui lui est chère.

Ces idées de champ de bataille et de carte mentale se retrouvent à la fois, dans les schémas de microbienne que le peintre nous fait découvrir à travers certains tableaux, par exemple Station 270118 ou Station 250617. Il nous délivre son intérêt pour cette pratique incessante des connexions auxquelles se livrent nos différents organes entre eux.
Le travail de résurgence des petits riens de la matière colorée qui sont produits par le plaisir du geste s’accompagne de réminiscences des cultures et des langages visuels qui ont imprégné le peintre.

Station 270118, 2018
Huile sur toile, 170 x 190 cm.
Photographie © Laurent de Gebhardt
Station 250617, 2017
Huile sur toile, 120 x 140 cm.
Photographie Laurent de Gebhardt

On repense alors aux enjeux de la « Révolution picturale » qui s’opère à l’ère industrielle. Dans ce contexte de développement de nouveaux moyens de production, le rôle de la peinture est remis en question. La recherche de son autonomie, de la libération de la couleur et de la forme constituent les problèmes artistiques du moment à résoudre.
Si la recherche de C. Denmont est informelle et matiériste, elle est cependant au service d’une « abstraction narrative ». D’une part, elle s’élabore de croisements plus subtils et toujours humoristiques entre une pratique savante de la peinture, d’une écriture proche de celle de Cy Twombly et quelques productions de nos sociétés et cultures pop.
Elle semble, d’autre part, re-questionner la pratique de la peinture à notre ère technologique et numérique. Comment les modes de production des espaces connectés - élaborés dans ses prémisses sur le modèle de l’hypertexte de notre cerveau - pourraient de nouveau ouvrir le champ de la peinture ?
Alors l’œil du spectateur découvre dans les tableaux du peintre une allégorie de la mondialisation de notre monde, de notre grand tout connecté, où des petits personnages auxquels nous nous identifions sautent comme dans les jeux de plates-formes, d’îlot en îlot, les relient, les petits et les grands ensemble.

  1. Vladimir Jankelevitch, Le-Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien, 1980.
  2. Extrait de l’émission Les nuits de France Culture
  3. Gaston Bachelard, L’intuition de l’instant, 1932
  4. Jean Dubuffet, L’homme du commun à l’ouvrage, 1973.
  5. Terme inventé par Jean Dubuffet.
  6. C’est une « définition » de sa peinture par l’artiste lui-même.
  7. Jean Duvignaud, Lieux et non-lieux, 1977. L’auteur nous rappelle le lien entre les grands décors picturaux et la scénographie du théâtre à l’italienne du 15e et 16e siècles. La salle du public spectateur se distingue de la scène où se joue la représentation. L’usage de la perspective euclidienne représente l’espace scénique en l’organisant à partir d’un point focal, un point idéal des lignes de fuite qui correspond à « l’œil du prince » en fonction de sa place dans la salle. Il s’agit d’un dispositif scénique qui détermine son entrée dans l’espace de la représentation et aller au-delà. Comment faire entrer le spectateur dans un tableau est bien une ou la préoccupation du peintre.
  8. « Un jeu de plates-formes est un jeu qui insiste sur l’habilité du joueur à contrôler son personnage. Il faut généralement parcourir une carte en sautant d’une plate-forme à l’autre, en évitant des ennemis ou d’autres éléments offensifs. »
    « Dans les jeux vidéo, la carte est l’espace virtuel sur lequel le jeu va se dérouler et sur lequel le personnage pourra se déplacer. Dans un jeu en deux dimensions, la carte peut représenter le sol d’un lieu virtuel ou un mur, selon que la caméra se situe au-dessus de la scène ou sur le côté. »
    Définitions extraites du site Gameart.eu
  9. Clin d’oeil à Picasso qui déclare à propos de Guernica peint en 1937 que « La peinture n’est pas faite pour décorer les appartements ; c’est une arme offensive contre l’ennemi. »