Le soleil danse autour de nos têtes
Par Julie Crenn
2021
« Nous construisons notre monde par les histoires que nous racontons à son sujet, et la pratique de la magie est l’art de la transformation culturelle des histoires, le rêve conscient d’un nouveau rêve. »
Starhawk – Quel monde voulons-nous ? (2019)
« Le silence est frappant. Dans ces immensités fictionnelles, pas un bruit1 .
L’œil circule d’une montagne phosphorescente vers une rivière glacée, d’une plaine mousseuse vers une grotte de diamants. Puis, au fil d’une traversée rétinienne, le silence laisse peu à peu place aux bruissements : le crissement de la neige sous nos pas, le bourdonnement de la terre, l’eau qui s’écoule le long d’une paroi rocheuse, la pluie nourrissant la boue, le murmure des arbres, le ventre d’une baleine, l’éclosion d’une fleur, le frottement des feuilles de fougères, un frisson, la formation de la rosée, le battement des ailes d’un oiseau, le roulement d’une vague, le vent dans les herbes hautes. Au creux de paysages hybrides, Esther Hoareau nous invite à une écoute des bruissements, des sonorités secrètes et des rythmes du Vivant. L’artiste propose une plongée à la fois mystique et merveilleuse à l’intérieur d’un univers parallèle où le passage de la société humaine est effacé : pas de câbles électriques, pas d’habitations, pas de routes, pas de panneaux, pas de déchets, aucun signe, aucune ruine n’apparaissent. Ces paysages s’inscrivent alors dans un passé ante-anthropocène, un futur proche ou bien dans un territoire inconnu. À travers les photographies, les vidéos, les installations et les œuvres sonores, Esther Hoareau déploie des paysages irréels qui pourtant adoptent des apparences plus ou moins communes.
Les paysages intérieurs (Inscapes) font appel à un imaginaire collectif, réellement collectif. « Le paysage est avant tout constitué de relations. Plus exactement il est l’espace des métamorphoses : dans le paysage la nature, le territoire, la vue s’assemblent et en s’associant se transforment. Le paysage est le milieu vivant de compositions instables au cœur desquelles les humains sont plongés et dont ils participent. »2 Si Esther Hoareau travaille à partir de photographies réalisées lors de différents voyages, l’image finale Arbre à Câlins ne sera ancrée dans aucun territoire, mais plutôt dans un mix, un collage de ses rencontres. Il s’agit autant de l’Islande que de La Réunion, des images réalisées sur place auxquelles s’agrègent d’autres fournies par la NASA ou par un microscope. Par la fabrication d’images de paysages hybrides, l’artiste favorise une déterritorialisation. « J’aime l’idée que cela pourrait se passer sur une autre planète. »3 Les indices pouvant tendre à une identification sont rares. De la terre ferme au cosmos en passant par l’océan, le ciel, l’infiniment grand et l’infiniment petit cohabitent au sein de paysages qui nous sont étrangement familiers et pourtant totalement inconnus. Face aux images, à nous d’embrasser une étrangeté et d’apprivoiser un secret.
Awaken my senses
Esther Hoareau parle aux plantes quotidiennement. « Impressionnée par la force du végétal », elle leur voue une affection sincère. Elle chante pour elles. Si elle est une humaine, il lui arrive d’adopter une pensée végétale et de devenir plante. L’artiste parle d’une interdépendance vitale entre son propre corps et les végétaux. Elle installe ainsi une relation de soin et d’empathie. En 2019, elle réalise l’Arbre à Câlins : une œuvre interactive invitant le regardeur et la regardeuse à prendre une part active. Il leur faut en effet prendre dans leurs bras le tronc d’un arbre équipé de capteurs. Le contact entre l’arbre et l’humain·e déclenche différentes réactions comme des variations lumineuses et le surgissement de voix traduisant une émotion (le rire d’un enfant, le rugissement d’un lion, une mélodie chantée par l’artiste elle-même). Listen to the trees. Les chants d’Esther Hoareau sont des requiem puisant dans différents registres d’émotions. You Blossom – Open Wide. Plans extérieurs, en pleine nature. Des tulipes aux pétales blancs et rouges s’agitent dans le vent. L’image se trouble. Comme dans un rêve. Les herbes sont folles et fragiles. Une main humaine vient effleurer et caresser les dents-de-lion, les lupins mauves, les pensées sauvages et autres fleurs printanières. La floraison est en cours. Une voix rythme les interactions. Touch the sun – into the cloud – play with birds and bees – and everyone – and everyone. Le clip vidéo témoigne d’un moment partagé, d’une présence commune au monde. Consciente de la fragilité des écosystèmes, Esther Hoareau engage une discussion physique, visuelle et sonore avec le végétal. Le plus souvent, la communication s’établit en dehors d’une langue précise. Le silence, le geste, le contact, le regard, la présence forment un langage que l’artiste partage avec le Vivant. Parfois, quelques mots en anglais résonnent. « L’anglais est une langue musicale, une langue pop. » Ils sont propagés avec parcimonie pour mettre une distance et évacuer la question de la langue. « Je m’adresse à un imaginaire collectif large, ainsi je neutralise au maximum la langue. Les mots engagent beaucoup, je suis prudente vis-à-vis d’eux. » Aux mots identifiables et manipulables, Esther Hoareau préfère les rythmes, les bruissements et les silences. C’est ainsi qu’elle entre en symbiose avec les végétaux et le Vivant dans son ensemble. »
Extrait du catalogue de l’exposition individuelle d’Esther Hoareau Le soleil danse autour de nos têtes, 2021.
Édition FRAC Réunion.
- Le titre et les intertitres du texte sont extraits de titres ou de chansons de Björk. Si nous partageons avec Esther Hoareau un amour inconditionnel pour la chanteuse islandaise, je dois aussi dire que lorsque je regarde ses œuvres la voix et les sons de Björk proviennent de manière quasi immédiate. ↩
- BESSE, Jean-Marc. La Nécessité du paysage. Marseille : Parenthèses, 2018, p.11-12. ↩
- Toutes les citations de l’artiste sont issues d’une conversation menée dans son atelier à l’Hermitage-les-bains, le 30 janvier 2020. ↩