Entretien avec Guillaume Lebourg
Par Bérénice Saliou
2024
BS
Peux-tu nous parler de ton parcours ?
GL
J’ai découvert le dessin en 1989. Je m’ennuyais pendant mes vacances, j’ai commencé comme ça et ça ne m’a pas lâché. J’ai un parcours d’autodidacte. J’ai voulu aller dans une école d’art après un bac microtechnique, mais je n’ai pas pu faire l’année de spécialisation. J’ai aussi commencé une formation à l’école d’architecture, puis je suis entré dans le monde merveilleux du travail. J’ai fait serveur dans un restaurant, vendu du papier peint, j’ai fait plein de petits boulots à droite à gauche… J’ai installé des ponts de lumière sur les salons à Porte de Versailles, à Villepinte. À un moment, je suis entré dans le monde du cinéma, j’étais assistant décorateur et ensuite je suis parti à La Réunion. Sur l’île, je me suis installé en tant que décorateur, j’ai fait des maquettes pour des agences d’architecture avant qu’elles utilisent la 3D. De fil en aiguille, j’ai essayé de faire de l’art mon métier.
BS
Quelle est ta méthodologie de travail ?
GL
Au début, je travaillais beaucoup en réaction à quelque chose. Cette façon de faire a globalement toujours été mon moteur. Je réagis à des sujets d’actualité, des sujets politiques… Et peu importe la technique utilisée. J’expérimente. Je découvre une technique et tente de l’approfondir. Par exemple, en ce moment, je fais des paysages à la peinture à l’huile. Le flou me plaît beaucoup en peinture, je me suis donc intéressé au travail de Richter et il m’a passablement énervé avec ses techniques (rires) ! Il y a aussi des thématiques récurrentes dans mon travail, comme les crânes par exemple. À l’époque, j’avais pris exemple sur Léonard de Vinci et commencé à apprendre l’anatomie. Le motif du crâne revenait régulièrement. J’en dessine encore aujourd’hui.
BS
Comment choisis-tu tes médiums ? Pourquoi la peinture à l’huile ou la broderie par exemple ? Et quel rapport entretiens-tu avec les matériaux ?
GL
J’ai découvert la broderie pendant le confinement. Je suis parti en métropole pour rejoindre mon fils, avec juste une petite valise. J’ai atterri chez mon beau-père qui avait du matériel de couture. Je n’avais rien emmené avec moi et j’avais ce besoin viscéral de créer. J’avais déjà travaillé en couture avec les phrases brodées, et c’était l’occasion d’approfondir cette technique. J’ai augmenté mon capital d’outils. Avec un outil plus puissant, on peut produire davantage et différemment. J’ai donc acquis une brodeuse, que j’ai mis du temps à maîtriser. Pour l’instant, j’ai laissé de côté la machine. Je reviendrai dessus à un moment ou à un autre, comme avec la peinture. Quand je suis arrivé à La Réunion en 2001, je ne faisais que peindre, mais c’est compliqué de se procurer du matériel ici. Il n’y avait que de la peinture basique qui ne me plaisait pas et il était compliqué pour moi de fabriquer des châssis. Et à côté de ça, il y a une ouverture qui s’est faite avec le paysage. La Réunion, c’est un vrai choc esthétique quand tu arrives de Paris…
Corpus Poétique Territoriale, 2015-2016
BS
Justement, peux-tu nous en dire davantage sur la série Poétique Territoriale, composée de paysages urbains grands formats ?
GL
La série Poétique Territoriale m’est venue alors que j’étais en vacances dans l’Hexagone. Je photographiais des endroits inconsistants et je me suis dit que ce serait intéressant de transposer cette méthodologie ici, à La Réunion. Car pour moi, le côté paysage époustouflant ne reflète pas la réalité de ce territoire. Je ne vois pas La Réunion comme un endroit paradisiaque. Quand tu habites ici, la réalité est tout autre. Tu côtoies la misère, des choses qui ne sont ni très reluisantes ni très jolies à voir.
Petit à petit, ma pensée a cheminé et j’en suis venu à me demander : comment l’Homme habite un territoire ? Comment est-ce qu’il se l’approprie ? Comment est-ce qu’il le transforme, et je dirais même, comment est-ce qu’il le colonise ? Quels sont ses moyens, ses artifices, ses artefacts ? Selon moi il y a une certaine poésie dans tout ça.
Poétique Territoriale a commencé par des vues. À La Réunion, on est très souvent sur la route, il y a peu de vie de quartier. On est obligé de prendre la voiture à un moment ou à un autre. On passe tous les jours dans ces endroits qui ne sont ni sympathiques ni agréables à regarder. Je suis sensible aux belles vues. Le Maïdo, c’est magnifique, mais je trouve aussi qu’il y a de la poésie dans les transformateurs ! Si je prends les compteurs d’eau par exemple : une équipe est venue, des gens ont travaillé pour les mettre en place, mais on ne voit que le résultat. Je crois que cette attention particulière pour des éléments considérés comme triviaux me vient de l’époque où je bossais pour les salons. Pendant une semaine, une armée de personnes se dépêchent pour préparer l’événement, et dès l’ouverture, iels disparaissent. Il ne reste que l’équipe d’entretien, composée majoritairement de personnes d’origine pakistanaise, littéralement planquées dans les murs, et qui ne sortent que pour nettoyer. J’ai beaucoup travaillé avec ces gens de l’ombre. C’était la même chose quand je bossais dans le cinéma : plusieurs personnes préparaient le show mais elles étaient invisibilisées, on ne les retrouvait qu’au générique de fin.
BS
Pourquoi la série Poétique Territoriale est-elle réalisée à l’aquarelle ?
GL
L’aquarelle me semblait être le médium le plus approprié pour représenter les paysages. Ce matériel datait de mes études à l’école d’architecture. Officiellement, j’y suis resté deux ans, mais en réalité, j’ai été présent pendant huit années. J’ai pas mal bossé sur tout ce qui est rendu, je dessinais les planches à la main, je faisais les jus, les couleurs… C’est à ce moment-là que j’ai appris à maîtriser ce médium. Ce qui est intéressant en archi, c’est qu’on ne conçoit pas un bâtiment pour soi mais pour les personnes qui vont l’utiliser. Il faut réfléchir à qui va s’en servir, comment il va être utilisé, comment il va être vécu. Il y a des notions de sociologie là-dedans.
Quand tu comprends ça, tu regardes le bâtiment différemment. Ce n’est pas qu’une simple machine à habiter, comme disait Le Corbusier. Il y a quelque chose de l’ordre du sensible qui peut se faire avec le bâti, et ça se ressent beaucoup à La Réunion. Ici, les gens donnent souvent comme point de repère la boutique d’un·e tel·le. Iels n’indiquent pas la route, mais la boutique, parce qu’il s’y passe des choses humainement. C’est un lieu où on peut se retrouver, un lieu remarquable dans le sens où il y a de la vie.
BS
Pourtant dans tes aquarelles, ce ne sont pas ces lieux de vie que tu représentes, mais plutôt des tiers-lieux (non-lieux ?), la présence humaine est rare.
GL
Non, il n’y en a pas, mais l’humain est sous-jacent, il est présent en creux. Il se ressent en termes de construction, d’usages.
BS
Peux-tu nous parler de ton travail autour de la route du Littoral ?
GL
Cette route en corniche était un axe très important de l’île, qui reliait l’ouest au nord. Construit à flanc de falaise, cet axe très dangereux a connu des éboulements réguliers, parfois mortels. Pour des questions de sécurité et aussi pour désengorger la circulation, il a fallu réfléchir à un nouvel aménagement. Une première proposition de tram-train avait été retenue, mais il y a eu un changement de mandat au niveau de la Région et cette idée a été enterrée pour entamer un énorme projet de route sur pilotis : exactement le même principe constructif qu’en Chine entre Hong Kong et Macao, mais sur 15 kilomètres. Le chantier a démarré avec la mise en place des infrastructures, la fabrication d’une barge spécifique pour amener les piliers… À une époque, je passais devant cette route tous les jours et prenais des photos. Sur l’ancienne route, on était en bas de la falaise, écrasé, on ne voyait pas vraiment le paysage. Et je me disais : quand on sera sur cette nouvelle route, en haut, on pourra avoir une vue d’ensemble. Je n’avais qu’une hâte, c’était que ça se termine pour voir l’île d’une autre manière, prendre du recul par rapport à elle.
Et puis il y avait toutes ces infrastructures, ces machines, ces constructions qui sont mises en place par l’Homme pour coloniser son territoire. Quelque part, c’est une représentation du génie humain. Est-ce que c’est bien, est-ce que c’est mal, je ne veux pas rentrer dans ce débat, mais je trouve cette ingénierie incroyable et j’étais fasciné de pouvoir suivre ces travaux gigantesques en direct ici, sur notre petit caillou.
À partir des photos, j’ai donc réalisé une série d’aquarelles, avec une certaine volonté documentaire. Tous les jours il y avait des articles sur le sujet : « ça va coûter des millions », « est-ce que ça va s’arrêter, est-ce que ça va continuer ? ». Il y a aussi eu une polémique pour savoir d’où provenaient la terre, les roches, il y avait des histoires de carrières à Madagascar !
En soi, visuellement, la route n’a aucun intérêt. Par contre les formes, les piliers, les voussoirs, tout ce qui a été utilisé pour la construire, c’est remarquable. Tout était entreposé sur place. Il y avait une dimension sculpturale. C’était de la science-fiction.
Corpus Nouvelle route du littoral
BS
L’un des axes de ton dossier Documents d’artistes s’intitule « Éloge du populaire ». Est-ce que tu peux nous en dire plus sur cette notion ? Comment est-ce qu’elle te travaille, comment la travailles-tu ?
GL
Au cours de ma carrière, j’ai rencontré plein de gens qui ont une honnêteté dans leurs rapports, une certaine franchise. Et il y a vraiment des catégories de métiers et de personnes qui ne sont jamais mises en avant. Je m’en suis rendu compte avec la question de l’outil. On fait de très beaux stylos pour les écrivain·es, de très beaux ordinateurs pour les gens qui travaillent dans le numérique, et tout ça coûte une blinde. Alors pourquoi n’y aurait-il pas un super transpalette ? L’outil, pour moi, est représentatif des milieux socioprofessionnels. On va glorifier les outils d’une certaine catégorie de métiers, mais pas d’autres. C’est pour ça que j’ai fait toute une série sur les transpalettes. Premièrement les ouvrier·ères les utilisent tout le temps, c’est souvent leur premier outil. Ensuite, je voulais en faire un très bel objet, car c’en est un et c’est une fierté de savoir le manipuler.
BS
Effectivement, ton geste relève de la valorisation, mais le transpalette que tu as créé est doré : est-ce que l’on ne pourrait pas parler de sacralisation ?
GL
Oui, parce que ces gens sont importants. Pendant le COVID, on parlait tout le temps des métiers essentiels. Aujourd’hui c’est silence radio. C’est ça aussi qui me dérange : quand on a besoin d’elleux, on se rappelle qu’iels existent et une fois que c’est terminé, on n’en a plus rien à faire. Pourtant ces personnes sont toujours là, les besoins sont les mêmes… C’est ce côté « com » qui me pose problème.
BS
L’une de tes séries s’intitule justement L’important, c’est la com… Peux-tu nous en parler ?
GL
La première œuvre L’important, c’est la com était une installation au-dessus de la route des Tamarins à La Réunion. À l’époque, ma femme et moi venions de quitter Marseille, où je fabriquais des enseignes. Ça m’a beaucoup influencé et donné envie de faire une enseigne « L’important, c’est la com ». J’ai fabriqué des lettres que j’ai installées au-dessus de la route, de façon sauvage. Par la suite, j’ai décliné l’idée sur des tapis. Et c’est rentré dans l’esprit des gens.
BS
Oui, c’est un slogan ! Mais on est dans l’ironie, dans la critique sociétale, que l’on retrouve aussi dans tes broderies de personnages de cartoon et de tickets à gratter ?
GL
Surtout dans les personnages de cartoon. C’est The Dark Side (2019-2020), le côté sombre. Cette série d’œuvres présente l’arrière de broderies, soit un enchevêtrement de fils. Pour moi, ça représente la pensée en mouvement, les imbrications… Je voulais montrer les processus à l’œuvre dans la fabrication de personnages et, plus largement, d’images. Les dessins animés ne sont pas forcément anodins, ils transmettent des messages. On n’est pas que dans l’entertainment, la joie de regarder. Il y a souvent un fond plus sombre derrière. Hier je regardais un film tourné en 2004. Et progressivement je me suis aperçu qu’il s’agissait d’un film américain qui glorifiait des pilotes. C’était un film de propagande. Pourquoi ? Parce qu’en 2004, il fallait recruter du monde pour retrouver Oussama Ben Laden. Je n’arrive pas à m’ôter de l’esprit que c’est une manière de glorifier l’armée américaine.
Broderie sur papier, 25 x 25 cm.
BS
Titi et Grosminet sont récurrents dans cette série, ainsi que Tintin et Félix le Chat.
Comment choisis-tu les personnages ?
GL
Ce sont des héros de mon enfance ! (rires). Pour moi, Titi représente les Blancs et Grosminet les Noirs. Grosminet, c’est le chat noir qui a toujours le sale rôle, c’est l’idiot, l’abruti. J’extrapole peut-être… mais la figure noire ne fait que des conneries et la figure blanche (qui ici est jaune, en l’occurrence) va remettre les choses en ordre. On est dans le stéréotype racial et raciste. Et il y a la grand-mère qui intervient aussi et qui fait figure d’autorité… Superman a été créé pour galvaniser les foules. Il y a plein de choses qui ont été mises en place pour faire en sorte que la population adhère à l’effort de guerre. Le soft power, ça existe. Tout ça participe à l’écriture d’un récit national.
BS
Et à un imaginaire collectif ?
GL
Oui. Pour moi, ce qui compte, c’est de prendre le temps de regarder les choses, de ne pas rester en surface. Avec L’important, c’est la com, l’idée est de soulever le tapis pour voir ce qui est en dessous et se faire son propre jugement, non pas des jugements à l’emporte-pièce, des choses prémâchées ou du prêt-à-penser. C’est ce que j’essaie de véhiculer dans mon travail.
BS
C’est aussi ce que tu mets en œuvre dans la série de broderies de jeux à gratter ?
GL
Oui. Je suis artiste mais aussi éducateur spécialisé. Je côtoie la misère sociale de La Réunion. Les jeux à gratter sont très présents ici. Souvent, par terre, dans la rue, il y a des tickets usagés qui traînent. Ils symbolisent pour moi l’espoir d’amélioration de conditions économiques et sociales. À la gare routière en particulier, on voit beaucoup de gens jouer. Les gares sont des lieux parfaits pour voir le monde tel qu’il est. Ici, ne pas avoir de voiture est synonyme de misère sociale. Pourtant les gens investissent dans des jeux à gratter, qui sont une sorte d’activateur de pensée. La Française des jeux fait ses bénéfices sur l’espoir alors qu’au début, c’était un organisme qui récoltait de l’argent pour les mutilés de guerre…
Espoirs(des) — Tentatives d’amélioration psychique et économique, 2022
Série de broderies sur toile, dimensions variables, maximales 16 x 22 cm.
BS
Comment ton rôle d’éducateur pour jeunes en difficulté au Port influence-t-il ton travail ?
GL
Je côtoie ces jeunes et suis en prise directe avec la réalité. Quand tu fais ce genre de travail, tu n’es plus dans le fantasme des pauvres ou des gens maltraités. Tu es dans la réalité de la maltraitance, dans la réalité de la pauvreté. C’est cru mais c’est une vérité. Quand j’entends : « Ouais ils pourraient travailler quand même… » Ça ne marche pas comme ça. Ça permet de déconstruire tous les discours de ceux qui pensent régler les problèmes de la société…
J’ai réalisé une série de portraits de jeunes à l’aquarelle, des jeunes que je vois tous les jours et que je trouve très intéressant·es. Enfin, intéressant·es, ce n’est pas le bon terme. J’ai l’impression de les utiliser quand je dis ça… Mais ces jeunes-là ont quelque chose à nous transmettre. J’ai envie de faire une œuvre qui s’appellerait Les belles au bois dormant ou Les beaux au bois dormant. C’est vraiment comme ça que je me les suis imaginé·es dernièrement. Iels sont là, en état de dormance. À un moment, il y a un réveil qui va se faire, pour qu’iels puissent reprendre confiance en elleux, sortir de leur environnement. Il y a un potentiel qu’iels ne demandent qu’à sortir et qui peut sortir, si on les écoute et qu’on les accompagne de la bonne manière. Toustes les jeunes que je côtoie sont intelligent·es et extrêmement sensibles. Ce qui est gênant, c’est l’environnement dans lequel iels se trouvent. Mais on ne peut pas en vouloir aux parent·s qui sont elleux-mêmes dans des situations compliquées. En réalité, c’est un cercle vicieux, et je veux montrer cette réalité. Ce sont de vraies personnes, qui existent, qui sont dans des situations difficiles et qui ont besoin d’être accompagnées, vues et considérées.
BS
Quelle est ta méthodologie de travail pour ces portraits ?
GL
Je demande aux jeunes si ça ne les gêne pas que je les prenne en photo. En général, iels sont très content·es, parce que ça participe au fait qu’on les reconnaît, qu’on les voit, qu’on les considère. Après, je travaille à la gouache ou à l’aquarelle.
BS
Certaines de tes œuvres empruntent directement à l’histoire de l’art. Je pense notamment à Alighiero Boetti et Donald Judd.
GL
Oui, j’aime beaucoup ces artistes qui sont loin des goûts classiques du public. J’aime l’art conceptuel. Les Stacks de Donald Judd ont quelque chose de rudimentaire et de puissant en même temps. Boetti, c’est très coloré et conceptuellement c’est puissant.
BS
Il y a dans le choix même de tes médiums un lien au registre du populaire. Le tuft, l’acrylique, l’aquarelle, des chaises en plastique, la broderie… Broderie qui est tout de même communément associée à un univers féminin un peu suranné.
GL
Attention, il y a aussi de la broderie dans l’univers du luxe, même si ce sont encore des petites mains qui travaillent sur des pièces magnifiques. En Inde, ce sont les hommes qui brodent. Dans notre imaginaire occidental, c’est la femme qui brode, mais ce n’est pas pareil partout… Mais effectivement, mon travail est traversé par la question du geste manuel et par une valorisation de ce qui est considéré comme populaire.
Cartons, 2023
Installation, 36 boites de carton (23 x 102 x 79 cm).
Transpalette, 2023
Installation, transpalette, feuille d’or.