Colomboscope 19
Les îles de l'océan Indien ne sont pas à vendre
« L’océan Indien est un continent d’eau salée, soixante douze millions de km² parsemés d’îles continentales, marines, d’atolls, de récifs coralliens issus de la grande déchirure primordiale du Gondwana… Îlien moi-même, je dois parcourir à grands pas cette immensité marine pour reconnaître les identités de chacune d’elles, leurs formes, leurs histoires heureuses ou dramatiques, j’en appelle à ma mémoire, aux bribes des paroles de navigateurs et de pêcheurs ; à ceux venus des continents africains, européens, indiens, asiatiques.
Enveloppé de récits prolixes et laminaires, de mon œil cyclope, je maraude entre cyclones et brises des Levants, avec la confuse pensée que les îles sont les grains de beauté du monde. Vision idyllique ? Surréaliste ? Peut-être…
Descendu du grand rift de Tanzanie je rencontre “ la terre des noirs ” accrochée au flanc de ce pays, Zanzibar, comme sa sœur atlantique Gorée vouée au commerce de l’homme noir, accompagnée de ses trois sœurs : Pemba, Unguja et Mafia.
Me dirigeant vers l’est, quatre lanternes éclairent l’océan mouvementé : Ngazidja, Nzwani, Mwali et Mahore îles Comores, enveloppées d’un sublime parfum d’ylang-ylang et des voix perçantes d’un peuple déchiré depuis des millénaires par la domination coloniale. Ce matin, les Kwassa-Kwassa prisonnières de la houle, déversent sur le chemin de l’exil les corps dans l’océan glacial…
J’emprunte alors le canal du Mozambique à la recherche des Glorieuses, et des îles éparses Juan de Nova, Bassas da India, Europa, j’aperçois dans la brume du matin, bancs de sable, récifs coralliens vivant sous la botte du vieux continent, devenus des forteresses militaires ; et Tromelin ce récif corallien recouvert d’un manteau de sable blanc qui a accueilli en 1761, quatre-vingts esclaves malgaches délaissés par l’équipage français de l’Utile, navire de la Compagnie des Indes orientales lors de son naufrage. Sept femmes seront secourues quinze ans plus tard … L’île devenue un cimetière pour ces corps oubliés…
Détaché de l’Afrique, le continent-île Madagascar, s’impose par sa forme animale, terre rouge d’un peuple puissant et original, l’imposante Lémurie chère à Jules Hermann a su résister pendant des siècles à toutes les conquêtes venant d’Arabie, d’Europe et d’Asie.
Reste dans ma mémoire la tuerie de 1947 de ce peuple réclamant à la France son indépendance, 100 000 vies décimées pour arracher une liberté inconditionnelle.
Relisant le livre des conquêtes, Anglais et Français se sont guerroyés après le passage des Arabes, des Hollandais, des Portugais aux îles Dina Morgabin, Dina Mozare, Rodrigues, Agaléga situées à l’est de la grande île. Une histoire dramatique celles des îles Mascareignes, trois siècles de douleur entre sucre, sueur et sang ; exploitation de l’homme noir et des engagés asiatiques. Aujourd’hui bases militaires pour protéger les intérêts de l’Europe et des U.S.A dans les conflits internationaux.
Poursuivant ma route vers le nord je me heurte à une multitudes d’îles composées de formes arrondies ; les Seychelles, cent quinze fragments de granit sortis de l’océan, paysages paradisiaques à contempler. Praslin la belle et sa vallée de Mai, ses cocos de mer aux formes sensuelles, lieu et forêt unique défendue par le célèbre C. Darwin restera à jamais gravée dans ma mémoire.
Je lutte contre les alizés pour aborder les récifs de l’archipel des Chagos Territoire britannique d’outre-mer composé des îles Salomon, Peros Banhos, Diego Garcia dont le nom reste attaché à la dernière grande opération de déplacement forcé de population du XXe siècle, orchestrée par les gouvernements anglais et américains dans les années 1960 pour des raisons d’état et de surveillance militaire. Diego Garcia a servi aux bombardements du Viet-nam, de l’Irak et de l’Afghanistan. Les chagossiens expulsés de leur île transformée en base militaire meurent dans la plus grande misère et en silence dans les faubourgs de l’île Maurice et des Seychelles.
Perturbé par tant de récits violents et inhumains, je m’éloigne et aperçois dans la nuit australe le chapelet lumineux que forment les Maldives, avec ses mille-cent-quatre-vingt-dix-neuf îles atoll Malé, atoll Fadifolu, Mulaku, Suradira, Addu, Malosmadulu… Des îles-hôtels où vivent les touristes loin de la population autochtone. Politiquement mouvementées, ces îles vivent sous la législation de la charia, un gouvernement souvent réprimandé par l’ONU sur la question des droits de l’Homme. Un séjour qui révèle bien l’ampleur des difficultés sur ces îles à fleur d’océan menacées par la montée inexorable des eaux.
L’ancien Tambapanni, le Taprobane grec, le Serendip arabe, le Ceylan anglais est devenu après bien des péripéties le Sri Lanka contemporain, la goutte d’or sortie du ventre de l’Inde nous offre ses plus beau atouts malgré une histoire très mouvementée des royaumes et déchirante de la colonisation portugaise, néerlandaise et anglaise. La guerre civile confessionnelle et politique a beaucoup ébranlé les communautés qui vivent dans l’île.
Situées entre l’Inde et la Malaisie , baignant dans le golfe du Bengale les îles Andaman et Nicobar parsèment leurs récifs sur 800 km, les anglais en ont fait leur plus grand bagne politique au monde lors de la conquête de l’Inde. Un territoire indien peuplé de populations indigènes, cueilleurs, chasseurs, ballotées par les affres de l’histoire violente de la colonisation. Les grands Andamanais ne sont plus que cinquante-deux, les Onje quatre-vingt-dix-neuf, les Jarawas trois cents et les Jangil disparus depuis le siècle dernier. Le tsunami de 2015 n’a pas épargné ces êtres qui luttent pour leur survie et leur liberté.
Je navigue depuis plusieurs jours entre ces perles blanches sur fond bleu, ici l’océan m’est moins familier, une sorte d’oppression me rend triste, le contraste entre beauté du paysage et réalité humaine, une contradiction qui m’éloigne de la pensée d’origine où l’île est l’expression incarnée de la sérénité et de la douceur comme fragments de continents, dotée d’une identité historique, géographique, écologique, unique indispensable à l’équilibre de l’écosystème planétaire.
Depuis l’antiquité, elles ont été abordées, envahies, soumises à des rivalités politiques entre les nations.
L’Europe dans sa démagogie civilisatrice a utilisé le positionnement des îles pour parfaire son expansion coloniale. Par la technique dite du “ saut de puce ” s’installer sur les îles pour mieux conquérir les continents (…Zanzibar, La Réunion, Maurice, Madagascar, les Maldives…)
Les politiques contemporaines des grandes puissances atteignent directement le populations (soumissions militaires, administratives), déplacement des populations (Comores, Diego Garcia…). Sans compter l’immense problème lié au changement climatique.
Robinson Crusoé a disparu. Vendredi a repris sa liberté.
Les îles revendiquent aujourd’hui leurs droits fondamentaux, et la reconnaissance de leurs identités multiples. Ne sommes-nous pas les représentants des populations des continents ?
Le romantisme qui a prévalu dans la littérature des XVIIIe et XIXe siècles a laissé place à des visions stratégiques sans état d’âme ; effaçant la part poétique et harmonique émanant des identités îliennes.
Lieux de convoitise et des tensions entre les pays qui revendiquent leur possession ; l’océan Indien est passé en quarante ans d’un espace de paix à une zone de guerre.
Nos îles vivent dans une course effrénée à la consommation ouverte à la standardisation menaçante propre à une épouvantable mondialisation. »
Jack Beng-Thi, 2019