Entretien avec Jack Beng-Thi

Par Nilo Palenzuela

2019

À Aude-Emmanuelle Hoareau

Jack Beng-Thi a déjà été considéré comme un artiste nomade, proche de cultures différentes, de pays variés, engagé dans la résistance de l’art face aux abus du pouvoir et à l’exploitation des peuples et de la nature. Sculpteur, photographe et créateur de performances, artiste vidéo, cette fois, nous évoquons avec lui sa façon de concevoir une œuvre, de percevoir ses racines culturelles et l’activité qu’il a développée depuis 2010, à l’occasion de la rétrospective organisée par Orlando Britto Jinorio, intitulée Cartographies de la mémoire.

Les différentes séances de cette rencontre se sont déroulées dans son atelier du Port et à Saint-Gilles les Bains, à La Réunion.

Nilo Palenzuela : Vous avez parlé de « creusets de races » sur votre île, La Réunion. Votre œuvre s’intéresse aux racines de votre monde et, d’une certaine manière, à la tragédie qui se cache derrière l’apparence d’une société développée, française, au milieu de l’océan Indien.

Jack Beng-Thi : Pour moi, il est très important d’explorer l’histoire. Très tôt, à Paris, j’ai effectué des recherches dans les carnets de capitaines de navires, rédigés entre 1650 et 1800. Ces carnets se trouvent aux Archives nationales, à l’Hôtel de Soubise à Paris. En 1977, à l’Université de Paris 8, alors très expérimentale, un professeur m’a aidé dans mes recherches. La Compagnie des Indes arrivait avec des esclaves et repartait avec des épices. J’ai vu comment, à partir de 1650, se déroulait la traversée, avec les corps bien rangés dans les cales des bateaux pour optimiser l’espace. Ils les amenaient enchaînés. Les tempêtes, les épidémies, les révoltes les décimaient. Début 1978, je suis revenu au pays natal, comme dirait Aimé Césaire, avec la nécessité de construire le corps, le rendre visible, toucher et ressentir de nouveau la sensation du corps qui revient à la vie. Le creuset de races devient corps. Les esclaves perdaient leur âme et leur identité dans le trou où on les mettait. Après, il n’y avait plus rien. Ils perdaient également leur corps, ils perdaient tout. L’histoire était là-bas, aux archives de l’Hôtel de Soubise, et tout ce que l’on savait sur l’île était superficiel. Ou oral. Ici, pendant longtemps, il était très difficile d’écrire sur l’esclavage.

NP : Vous entamez alors la reconstruction de la mémoire.

JBT : Il s’agissait de reconstruire le corps. Au début, il y avait le dessin, l’écriture et, surtout, la sculpture. La glaise, la terracotta, c’est le matériau que j’utilise pour son origine plurielle, africaine ou asiatique, et pour les possibilités de métissage qu’elle représente. En plus, la terracotta permet de modifier la forme, de toucher le corps qui va naître. C’est la naissance de la mémoire qui revient, le corps qui porte parfois des plaies. Avec ce processus et cette matière, je vais à la rencontre des ancêtres. Pendant près de quinze ans, jusqu’à la moitié des années 90, j’ai utilisé ce matériau très fréquemment.

Nostalgique Sweet Vacoa, 1992
Installation, fibres végétales (vacoa), terre cuite, fil de nylon, bois
142 x 80 x 220 cm.
Photographies © Jacques Kuyten

NPMais la rencontre avec ce processus fut antérieure.

JBT : Au Centre des Beaux-Arts de Toulouse, et à Paris, j’ai rencontré le sculpteur français Robert Pagès, qui avait été l’élève de Maillol. C’est lui qui m’a transmis le virus de la sculpture. Avant, je ne connaissais pas le travail de la glaise. L’apprentissage a duré sept ans. J’ai choisi la terracotta en partie pour son importance dans la création chinoise et africaine. Gaïa, la terre primordiale, surgit du fond de la mémoire, de l’âme et aussi de la mer.

NP : Pendant vos études, vous vous êtes également rendu au Mexique, au Yucatán, à Teotihuacan, et à DF à l’époque du projet du grand Musée d’Anthropologie …

JBT : Oui, et j’ai fait la connaissance d’un couple d’archéologues, je suis allé sur des fouilles et j’ai sillonné une grande partie du pays.

NP : Il y a longtemps, vous m’avez dit y avoir fait une autre rencontre importante.

JBT : En effet, j’ai fait la connaissance d’Ivan Illich, un Polonais d’origine juive dont les parents furent assassinés par Hitler. Lui était en exil, comme moi, mais nous étions issus de cultures différentes. En tout cas, j’ai beaucoup parlé avec Ivan Illich, qui publiait alors des ouvrages très appréciés pour leurs propositions pédagogiques. Avec lui, j’ai compris le sens du concept de mondialisation, que j’ai toujours gardé en tête depuis. Lorsque je suis revenu à La Réunion, je voulais faire ce dont je vous ai parlé auparavant, mais dans une perspective de mondialisation, transculturelle. C’est le moment où je prends conscience que toutes les cultures sont venues sur cette île. C’est alors que j’ai vu et compris l’altérité.

NP : En lien avec les cultures de La Réunion et la terracotta, votre apprentissage et vos travaux ultérieurs à l’année 2000 vous conduisent également en Chine, tout aussi présente ici depuis l’abolition de l’esclavage.

JBT : En 2005 et 2006, je suis allé en Chine, à Jingdezhen, dans la région de Jiangxi, pour mieux connaître l’art de la sculpture et les traditions anciennes de la céramique chinoise. La terracotta est un matériau universel. C’est pour cela que j’ai utilisé de la terracotta pour faire renaître la figure africaine, malgache, hindoue et chinoise, et le monde des animaux, des chevaux, des oiseaux, qui ont une force symbolique. À Madagascar, face à la forêt de bambou, les hommes et les animaux se confondent ; c’est ce que nous appelons le mimétisme. L’endormi, le caméléon de La Réunion, change de couleur, est lent et revêt dans le monde créole une signification symbolique. Il montre le lien étroit entre l’homme et la nature et nous montre ce qu’est le mimétisme. Lors de ce voyage, j’ai découvert une culture présente sur mon île à travers l’histoire des « engagés », qui sont arrivés lors de l’abolition de l’esclavage.

Territoire de Yunnan - Mélodie pour nuage et ciel, 2006
Briques réfractaires, bois, porcelaine, tissu, ciment, photos, clochettes, fil de couleur, 320 x 320 x 360 cm.
Village international de Huonguyang, Jiangxi, Chine.

NP : Ensuite, vous incorporez d’autres matériaux de votre carrefour insulaire…

JBT : Ce n’est pas un carrefour, mais plutôt un creuset. Dans ma naissance, dans ma famille, j’ai vécu trois cultures et trois religions, l’hindouisme, le bouddhisme et le catholicisme. Par ailleurs, à La Réunion, il existe des rituels et des cérémonies malgaches ou issues des esclaves amenés du Mozambique, de culture bantoue.

Après la phase initiale des années 80 et 90, j’incorpore et je mélange, comme un métissage, des matières végétales qui font partie des origines de La Réunion, comme le bambou de Chine, le vacoa et le vétiver de Madagascar, et le bois de goyavier.

NP : Dans l’art contemporain, très tôt, on a utilisé d’autres matériaux étrangers à la sculpture ou à la peinture classique. L’art conceptuel a introduit des installations, des espaces à habiter ou pour être critiques, on a utilisé des tissus ou édifié des igloos avec des vitres, des pierres et des néons, comme dans l’arte povera ; on a aussi interagi avec le paysage ou le monde animal, comme Beuys. Un ami à vous, Nils Udo, a travaillé en plus à La Réunion et à Lanzarote sur des œuvres qui invitent à une rencontre avec la nature. J’ai l’impression que vous, vous avez réuni les deux chemins de l’art sur une même route, celle de l’art contemporain et du monde artisanal traditionnel, les tissus et les installations.

JBT : Mon activité créative entend reconsidérer les frontières et les limites, Nord-Sud, Est-Ouest, art traditionnel et art contemporain. Moi, j’ai vu dans l’installation le drame du corps, car il y a une problématique de quantité et d’espace et le spectateur peut venir à l’intérieur du territoire et mieux considérer la relation entre les matériaux, les couleurs, l’odeur, les sons et l’espace. C’est une expérience vaste. Quand je parle de corps, je parle de multitude de corps et de formes qui peuvent occuper un espace ouvert, total. Donc, l’installation s’accorde avec l’intention que je recherche. Lorsque les corps étaient apportés sur l’île, ils étaient enchaînés, emprisonnés dans un ordre strict dans les cales des bateaux. Dans l’installation, je sors de la géométrie et de l’ordre, peut-être aussi de certaines propositions « cartésiennes » de l’art contemporain, pour retrouver la liberté.

NP : C’est aussi une question d’expression personnelle.

JBT : Mon histoire et aussi l’histoire de ce pays, c’est aussi l’histoire du désordre. Le nom de La Réunion a été imposé par le pouvoir français au XIXe siècle, quand l’île, après la période révolutionnaire, a cessé de s’appeler Bourbon, qui évoquait la famille royale. Moi, j’ai conduit ce désordre vers un habitat similaire, ici et là, où je suis intervenu, en Espagne, aux Canaries, à Cuba, en Martinique, en Chine ou en Inde. Le corps de l’art et celui de l’homme partagent, comme le cœur et le tracé d’un cardiogramme, des hauts et des bas, un désordre et un rythme qui peut renaître s’il est maintenu en vie. Plus que l’installation en soi, c’est l’idée du corps qui m’intéresse, habiter un espace totalement libre. Pour moi, les installations sont une manière de libérer le corps.

Alma malbar, 1993
Sculpture, vétiver, bois peint, rotang, cheveux, 120 x 60 x 30 cm.
Photographie © Alain Lauret
Black angelus, 1995
Sculpture, vetiver, bambou, terre cuite colorée et fumée, longueur 100 cm, diamètre 40 cm.
Photographie © Alain Lauret

NP : Je remarque que l’installation prend le sens de ce que vous appelez « demeures », surtout, à partir de 2010-2011. Dans l’art, je me souviens des « demeures » de Georges Malkine : Demeure de François Villon, de Maurice Ravel, de Brahms, de Li Po. Mais en espagnol, ce mot se rapproche de morada , plus que de casa. Chez la mystique Thérèse d’Avila, la vision transcendante est extérieure et en même temps intérieure au corps. Dans son expression, les contraires s’annulent. L’intérieur et l’extérieur sont abolis dans son Château intérieur ou Les Demeures. Je vois, sans aucun doute, dans vos travaux du début du XXIe siècle, cette coïncidence entre installation et demeure ou, plutôt, ce lien. Après vos travaux sur l’île, vous entreprenez un nouveau voyage à la rencontre de l’altérité. Si vous êtes d’accord, nous pouvons parler un instant de votre intervention en Belgique. Nous pouvons aborder maintenant un projet hors des frontières de La Réunion, qui concerne votre « cartographie de la mémoire » et le souvenir des disparus. Je veux parler de la demeure que vous construisez en Belgique et qui, d’une certaine manière, est antérieure à toutes celles qui viendront ensuite. En principe, elle est liée à la rencontre d’un espace que vous avez déjà expérimenté en Amérique.

JBT : En effet, en 1972 et en 1973, j’ai fait l’expérience de descendre dans une mine au Pérou. J’ai alors ressenti le besoin de savoir comment vivaient les mineurs du Cerro de Pasco, ces hommes-taupes, à l’intérieur de la terre. Je voulais voir leur demeure et comment était ce corps, cette manière de vivre. C’est intéressant car cette expérience va se répéter à plusieurs reprises, à des moments différents. Je devais alors adapter mon corps à cette descente de 500 mètres depuis une altitude de 2 500 mètres. Je devais apprendre à respirer et à prendre, comme eux, des feuilles de coca dans mon café. Pénétrer dans la demeure des autres, c’est m’adapter à elle, voir la vie, l’intérieur, le travail. Au Pérou, j’ai trouvé une ville souterraine peuplée d’hommes-taupes et d’hommes-fourmis qui vivaient là-bas une ou deux semaines sans sortir pour ne pas perdre leur travail. D’ailleurs, j’ai pu obtenir l’autorisation d’entrer car la secrétaire de l’entreprise connaissait le français et nous avons donc parlé de poésie française et d’Oceano nox, le poème de Victor Hugo, et de Verlaine… La poésie m’a ouvert les portes, oui.

NP : C’est ce qui précède votre expérience en Belgique.

JBT : À Charleroi, j’ai vécu une nouvelle expérience du milieu minier quand j’ai été invité à participer à une rencontre d’art. Là-bas, les gens m’ont parlé d’un événement qui a eu lieu en 1956, une explosion qui a décimé de nombreux mineurs. Cela m’a alors intéressé d’entrer à l’intérieur de la mine Marcinelle et de m’adapter à cette mémoire en recherchant des restes, des traces. J’ai trouvé des squelettes d’oiseaux, utilisés pour détecter la présence de gaz, et des os de chevaux, des morceaux de tissus, des fragments métalliques, des traces de pics et de machines sur les parois. Dans le projet, dans la demeure, ce qui m’intéressait, c’était d’établir le lien entre la mine, le volcan de mon île, le Piton de la Fournaise, et le mythe lémurien du continent disparu. J’ai appelé l’un des espaces de mon intervention Lémurie, justement pour cela. Lémurie est la reproduction d’une montagne de charbon entourée de lampes qui peuvent évoquer le travail dans la galerie, tout en symbolisant, par sa force, l’éclairage à l’intérieur de la « demeure » et l’évocation des disparus. Le grisou est à l’intérieur des galeries et sort aussi du volcan : le feu les unit. C’est aussi le feu de la terre et l’origine, j’ai donc intitulé cette pièce Lémurie.

Lémurie, 2000
Installation, déchets de charbon, lumière, fumée, 800 X 400 X 300 cm.
Photographie © G. Romero

NP : Avec le mythe lémurien, j’évoque toujours la force poétique du continent disparu, dont a parlé le Mauricien Malcolm de Chazal, et l’idée que les mondes sont unis par l’intérieur de la terre. Nous en avons également parlé en 2009 avec Orlando Britto Jinorio, lorsque nous avons visité le Piton de la Fournaise. Mais, pour revenir aux espaces de Charleroi, vous réalisez deux œuvres complémentaires. La première s’appelle Mémoire des pierres noires et la seconde Territoire 1035. La première présente un ordre géométrique, d’un millier de pierres très petites. Je présume qu’il ne s’agit pas seulement d’une question d’esthétique.

JBT : Les petites pièces extraites de l’intérieur de la mine Marcinelle évoquent ceux qui y ont travaillé et y sont morts, et elles sont placées à côté du charbon, à côté aussi d’une pièce de bambou vide. Comme demeure de l’âme, je crée un espace de vie partagé. Les petites pierres sont aussi là pour se rappeler, comme pour écrire. Savez-vous que dans plusieurs endroits, on écrit avec de petits galets ?

NP : Oui, j’ai toujours admiré l’écriture sur le sable. J’ai lu des études sur cette pratique en Angola ; les dessins des Navajos sont aussi extraordinaires.

JBT : C’est une forme d’art, la main, la pierre, l’écriture ou le dessin, le sable qui change immédiatement et tout s’efface. Moi, j’ai vu ça au Soudan, en Namibie, dans le désert du Kalahari en Afrique du Sud ; les Aborigènes en Australie ont aussi des pratiques similaires. Les pierres peuvent servir à écrire mais, surtout, elles sont extraites pour le grand commerce prédateur de la terre. En dehors du Pérou et de la Belgique, j’ai constaté cela dans les mines de Chine et de Soweto. Ça m’a intéressé d’aller là-bas pour me rendre compte de la relation dramatique entre le corps et la terre. Moi, je dois écouter les marques laissées par les pics et les perforatrices sur les parois, percevoir cet espace de vie d’une mémoire qui ne se perd pas, qui est conservée comme j’ai pu le vérifier en Belgique par les jeunes et les anciens de Charleroi. Je suis aussi frappé par la façon dont l’homme a réalisé des sculptures dans le « ventre » de la terre, creuser, creuser, modeler, modeler. C’est fou.

NP : Territoire 1035 présente des rails, comme ceux des wagons qui sortent de la galerie, et à l’intérieur, vous y mettez des petites pièces géométriques, de petits cubes de bois peints en bleu.

JBT : La couleur bleue a une signification immense pour moi et pour ma culture. Pour l’art moderne aussi, bien que cela soit différent. À l’extérieur des rails, je place sur du charbon les noms des disparus, grecs, polonais, africains : Ali, Osmano, Jozef, Libéris…

NP : Sur la place Simón Bolívar de Bogotá, l’artiste colombienne Doris Salcedo positionnait également des noms sur des tissus blancs. À Madrid, elle a réalisé un projet avec la même intention, bien qu’avec un usage peut-être excessif de la technologie pour un résultat douteux.

JBT : Oui, je connais. C’est quelque chose que j’ai fait et que d’autres artistes ont fait. Dans mon cas, ils répondent à une certaine vision asiatique et réunionnaise du monde. Au cimetière du Port, il y a des inscriptions de noms, mais ceux qui sont morts sont toujours vivants pour nous, les Réunionnais, les Créoles, les Hindous, les Malgaches, les Africains. Ils vivent avec nous à travers les rituels religieux.

Territoire 1035, 2000
Installation bois peint, rails, déchets de charbon, inscriptions, 1500 x 300 x 100 cm
Photographie © G. Romero

NP : À partir de 2010, il y a un tournant dans vos installations, surtout à partir du moment où vous réalisez la rétrospective Cartographies de la mémoire. Depuis les « demeures » se succèdent et changent de sens : île Gorée au Sénégal, en 2012 ; Césairium, en 2013, là-bas à Saint-Pierre, sous le volcan de la Martinique…

JBT : Toutes ces interventions sont différentes. Toutes comportent des matériaux de l’île et du lieu où ils se trouvent, bambou, fibres végétales, arbres du pays, terre. Pour toutes, je compte sur la collaboration des gens du lieu, des hameaux ou des villages. Cette collaboration est très importante pour moi. Dans certaines installations, la musique est très présente ; les rituels aussi, les croyances. À Gorée ou en Martinique, on lit et on écoute en plus des poèmes de Léopold Sédar Senghor ou d’Aimé Césaire, les grands précurseurs de la négritude, les mêmes qui ont adopté à partir des années 40 un langage avant-gardiste très contemporain. Tout ceci est également un dialogue avec les racines africaines de La Réunion. Mais les gens peuvent également entrer dans les espaces, habiter là-bas comme ils l’entendent, très libres. Le corps s’ouvre dans chacune de ces demeures et possède une dimension universelle. En Chine, cette intervention est très spatiale, c’est presque un vide où apparaissent des tissus et des écrits. C’est le Territoire de Yunnan : mélodie pour nuages et ciel. Mon travail s’intègre dans le territoire.

NP : Je pense, par exemple, que vous faites quelque chose de différent de Boltanski, qui parle parfois de mémoire, mais qui nous transporte sur les sites où il se rend, en Argentine, en Espagne, en Allemagne, avec des propositions, des images, des tissus similaires, des photos plus ou moins sinistres.

JBT : Oui, c’est différent. Lorsque j’ai reçu, en 2011, l’invitation du Musée Dapper de Paris, le musée d’art africain ancien, pour intervenir à Gorée, sur l’île sénégalaise, d’où on envoyait les esclaves en Amérique, j’ai accepté et entamé un processus de connaissance. J’ai essayé de comprendre l’esprit du lieu au travers de ceux qui y vivaient, écrivaient ou créaient leur musique. J’ai utilisé de longs troncs de jeunes eucalyptus. Nous sommes allés les chercher à Saloum, dans le Sénégal continental, et nous les avons apportés sur la plage de Gorée. La forêt est peuplée de vie pour les Africains. Alors, peu à peu, nous avons noué les troncs et nous avons laissé à l’intérieur de la pièce un couloir légèrement incurvé de 12 mètres, dans lequel il est possible de vivre. Le bleu apparaît encore ici. Une grande veine, construite avec d’autres matériaux, est placée sur la terre, et avance à l’intérieur du lieu. À travers un mécanisme électrique, j’arrive à faire en sorte que la lumière bleue se dilate et se contracte, comme un corps qui respire. Il est apparu tout de suite que la demeure était occupée par le corps. Je précise que pour moi, il n’y a pas de différence entre le corps et l’esprit. Savez-vous que le bleu est la dernière couleur qui correspond à l’âme de l’homme ? Sous la présence des matériaux végétaux, la mémoire ancestrale était là, comme les ancêtres dont parlait Senghor.

Une si puissante source de liberté, 2012
Installation, bois, charbon, cordon, tube composite acrylique extrudé lumineux, son, 350 x 120 cm.
Gorée, Sénégal

NP : À Madagascar, l’intervention est différente.

JBT : Il s’agit d’une construction pour le rituel des morts, faite de bambou et de feuilles d’arbre du voyageur. Elle a été construite à l’intérieur de Madagascar, dans le petit village d’Ambodiriana. J’ai travaillé en collaboration avec l’artiste belge Myrian Merch, qui vit à Madagascar depuis 30 ans, et qui a peint en outre, à l’intérieur, la figure animale du lémurien.

NP : En Inde, l’intervention évolue. Les femmes si présentes dans les rites auprès du baobab que vous avez représenté et gravé il y a longtemps, réapparaissent maintenant mais avec une signification de revendication très différente. La danse et la musique apparaissent également. Vous l’appelez Demeure pour une danseuse. Maintenant, vous envisagez une rencontre avec la culture hindoue d’une manière très particulière.

JBT : C’est une rencontre avec Gulabi Sapera. Quelque temps avant l’intervention, j’avais rêvé d’une danse soufie où mon corps tournait et tournait en permanence. Depuis quelque temps, j’avais aussi l’idée de travailler sur le territoire dont étaient originaires mes grands-parents maternels. Quand j’ai connu la danse des gitans d’Inde, j’ai vu que je pouvais établir la rencontre du corps qui tourne et du lieu de mes ancêtres. Je suis allé au Rajasthan, dans la ville de Jaïpur, après avoir établi des contacts avec l’université. Je voulais travailler avec Gulabi Sapera, la gitane de la caste des intouchables, qui ne pouvait même pas vivre dans la ville de Jaïpur. Eux vivent à Colona. Son peuple, sa famille vit du chant et de la danse dans les fêtes ou les rituels funèbres, les hommes jouent aussi pour charmer les serpents. Gulabi Sapera, après avoir été découverte par le chanteur français, Titi Robin, est devenue très connue. Elle et sa famille effectuent la « danse du serpent ». C’était une danse interdite, bien qu’elle soit aujourd’hui reconnue par l’UNESCO. Eh bien, je suis allé là-bas, j’ai pu compter sur la collaboration des universitaires, de Gulabi Sapera et de sa famille et j’ai réalisé la construction d’une demeure qui à présent prendrait la forme d’une robe, de la jupe de la personne qui danse, comme avec les soufis ou dans la « danse du serpent ». C’était une intervention qui provoquait le pouvoir, car la caste de Sapera devait se tenir éloignée de la ville de Jaipur et en plus cette danse même était interdite. J’ai établi un contact avec Sapera grâce à mon ami Danyèl Waro qui connaissait Titi Robin. Avec les étudiants et les artisans, j’ai alors réalisé la structure en tiges de bambou qui, selon la coutume du pays, ont été ensuite peintes avec des couleurs très vives : bleus, rouges, jaunes, blancs… Je suis intervenu à l’intérieur de l’espace et j’ai mélangé, comme cela se fait là-bas, de la boue et des excréments de vache, et j’ai dessiné un cercle rouge où j’ai représenté l’endormi, le caméléon endémique de la Réunion, qui est capable de tourner et retourner ses yeux en rond et dans différentes directions. L’intérieur et l’extérieur de la construction évoque la robe et les voiles de Gulabi Sapera, et le mouvement. C’est le moyen de se connecter avec ce monde, avec mon passé et avec mon présent.

Tranom Pokonolona, la maison de la parole, 2014
Installation, bambou, ravenal, penja , corde , fresques, terre battue, 600 x 400 x 350 cm.
Ambodiriana, Madagascar
Demeure pour une danseuse (hommage à Gulabi Sapera), 2015
Installation, bambou, fibres végétales, céramiques, peinture, lumières, dessins, hauteur 400 cm, diamètre 380 cm.
Jaïpur, Rajasthan, India

NP : Dans d’autres de vos œuvres, la musique est également présente. Au Burkina Faso, vous avez réalisé Les danseurs de Jako. Et à La Réunion, vous avez travaillé avec Danyèl Waro.

JBT : Oui, avec Danyèl Waro et les élèves du Lycée Jean Perrin de la ville de Saint-André, j’ai construit un tambour de 2,93 mètres, qui pouvait résonner d’une manière intense et phénoménale. Le tambour s’appelle roulèr et est utilisé dans les cérémonies et rites de Madagascar, du Mozambique… Le roulèr et la percussion d’origine africaine sont très présents dans notre musique. C’est un exemple du creuset dont je vous parlais.

NP : Il y a une chanson de Waro que je mets toujours à mes élèves de l’université quand je parle de la créolité, de Glissant ou Chamoiseau. Je fais référence à Batarsité. La Réunion semble utiliser la musique du vieux continent lémurien qui unit tous les peuples, bien qu’avec un fond tragique. Le même terme batarsité dénonce l’histoire de l’esclavage et assume la nature métissée de celui qui se rebelle contre l’ordre.

JBT : La musique, le chant, le rythme, les expressions de maloya, qui est une espèce de blues de La Réunion, expriment l’intérieur, les sentiments et l’histoire du corps. Ils mettent aussi en contact avec les disparus.

NPLe CAAM va réunir une partie de votre œuvre postérieure à Cartographies de la mémoire. Toujours pour le CAAM, vous allez réaliser une construction particulière qui, pour la première fois, n’est pas construite à l’air libre, près d’un village, près d’une forêt ou de la mer.

JBT : Avec la demeure du CAAM, il s’agit d’établir une connexion avec le monde des animaux, de la nature. J’ai toujours essayé d’entrer dans le monde animal pour mieux comprendre leur corps, leur esprit. Il existe une rupture terrible entre les deux mondes pour le pouvoir et la dénomination de l’homme qui tue toujours et encore. Je veux faire la « demeure de l’oiseau » avec du bambou, des bois, des plumes, des cris d’oiseau. Dans cette intervention, il y aura deux territoires et deux temps différents. La première pièce se présente comme un instrument à vent, tel une trompette ou une flûte de charmeur de serpent. C’est une pièce en bambou appuyée sur le sol, avec une extrémité de forme conique. De l’intérieur, comme une chambre de résonnance, surgit le chant des oiseaux, dans son harmonie, dans sa sérénité. En avançant le long de cette pièce, on pénètre dans un autre territoire, dans une autre demeure, qui est le corps, l’animal, l’oiseau construit en tiges de bambou. Sur les ailes, le corps grandit, et la tête de l’oiseau se dresse vers le haut, à sept mètres du sol ; c’est la direction axiale du firmament. À l’intérieur, un poteau central et la reproduction du vacarme des différents oiseaux, qui montre l’autre côté de l’harmonie, le chaos, l’inquiétude. Sans aucun doute, l’équilibre entre l’homme et la nature ne semble pouvoir être rétabli. La rupture paraît définitive. Peut-être l’issue pour moi serait de me transformer en oiseau. L’équilibre m’a toujours inspiré. J’ai aimé marcher le long des précipices, sur les falaises, dépasser le déséquilibre et le désordre. Cette demeure montre les deux côtés, la sérénité et le chaos. L’oiseau peut se comporter comme les totems des cultures amérindiennes, de la Colombie britannique, ou comme les sculptures et maisons des cultures océaniques. Mais ici, je parle aussi de mon présent, je dénonce la tragédie et, en même temps, je parle de mon territoire et de mon corps entre divers pays et cultures, je parle de mes racines indo-océaniques.

Maloya bat’man lo kèr, 2015
Installation, bois, corde, peau, acier, photographies, son, lumière, hauteur 293 cm, diamètre 210 cm.
Animalia, 2018
Installation, bambou, bois , acier, tissu, papier, plumes, hauteur 700 cm, diamètre 300 cm.
Photographie © Sébastien Fraysse