L'itinéraire d'un connaisseur des cinq continents ou les voyages d'un artiste qui parle au monde

Par Antoine Minatchy

2019

Jack Beng-Thi a engagé un dialogue avec la géographie, avec l’histoire lors d’itinérances qui entrent en résonance avec notre pays. Il établit les rapprochements avec des terres qui sont nos lointaines matrices…

Son « voyage » en Europe (France, Suède, Espagne), en Asie (Inde, Chine, Vietnam), en Afrique (Mozambique, Sénégal, Soudan, Afrique du Sud), à Madagascar, dans les îles de l’océan Indien (Maurice, Seychelles, Comores, Sri Lanka, Zanzibar), dans toute la mer des Caraïbes (Cuba, Haïti, Guadeloupe, Martinique, Mexique), à travers les pays et les continents de notre peuplement, était devenu une nécessité, un besoin vital d’une autre énergie.

L’espace-monde est investi pour faire vibrer les temps et retrouver les traces des siècles délaissés par l’histoire coloniale.

Son voyage à travers les matériaux aussi. La terre, les bambous, le bois d’eucalyptus, les fibres, l’herbe, les métaux… nous font remonter vers les terres d’origine et créent un lien viscéral par la vérité première de la matière.

L’espace-monde non fréquenté par les pre­miers réunionnais est élevé par l’artiste au rang d’une nécessité. Le temps passé était ce­lui des liens coupés, le temps qui vient celui des fils renoués.

La démarche de Beng-Thi engage les sym­boles et les signes qui constituent les balises pour un retour aux sources. Il enjambe les continents, y pose les jalons ; y rencontre les artistes.

Tranom Pokonolona, la maison de la parole, 2014
Installation, bambou, ravenal, penja , corde , fresques, terre battue, 600 x 400 x 350 cm.
Village Ambodiriana, Madagascar.
Césairium, 2013
Installation, bambou, fibres végétales, aluminium, son, lumière, 600 x 350 x 350 cm.
Saint-Pierre, Martinique.

La Réunion, terre de plusieurs fragments de l’humanité transportés ici, devient l’épicentre d’un tremblement à hauteur d’homme, capable d’enfanter et de remettre en mouvement les grands mythes, jadis abandonnés dans les regrets éternels par nos ancêtres embarquant pour leur inconnu.

Les grands ballottements de navires, chargés d’hommes et de femmes déshumanisés jusqu’à l’extrême par les marchands civilisés, deviennent une préoccupation et traversent son œuvre d’un continent à l’autre.

Issus d’une grande secousse qui dure depuis des siècles, nous n’avons pas fini d’expulser toutes ces violences subies, toutes ces voix étouffées que Jack Beng-Thi traduit depuis ses premières œuvres.

D’un abord humble, défiant toute logique, ne se rattachant à aucun schéma, Jack Beng-Thi établit une connivence avec les femmes et les hommes de tous ces peuples rassemblés autour des projets qu’il porte. Son parcours n’est pas linéaire. Il n’avance ni ne recule. Il est en mouvement circulaire sur les continents. Il s’éloigne de l’île pour mieux l’imaginer et en même temps découvre les terres d’origine qui l’ont peuplée, par l’œuvre co-réalisée in situ.

Naturellement, il fait renaître ce passé, les premiers gestes, les premiers pas. Les fils qui retissent l’identité.

UNE INVITATION À L’HISTOIRE

Des artistes de tous les continents sont venus dans l’île, découvrir et vivre un moment réunionnais, accompagnés et initiés par Jack Beng-Thi. Aller vers les gens, pour apprendre le pays, vivre momentanément les vies qu’ils ont créées en ces lieux encore épais de leurs mystères.

En même temps Beng-Thi renaît au fond du pays, renforcé par l’énergie de cette vieille terre, nourri des mille vies rencontrées, des mille aspects du pays qui lui sont révélés. Il revient, à la fois autre et le même.

Toutes ces œuvres créées en immersion s’inscrivent dans la plus énergique jubilation, loin de la nostalgie d’un passé inexploré pour raison coloniale : prendre l’homme réunionnais là où notre histoire l’a assigné à résidence, pour le mettre en mouvement et lui insuffler un nouvel élan, celui de notre temps, célébrant « l’heure de nous-mêmes1 » Sans regret, ni ressentiment… Malgré la destruction progressive et continue des marqueurs significatifs d’identité, l’œuvre de Beng-Thi en fait émerger, par sa singularité, la force d’origine. Celle-ci a résisté parmi les travailleurs sous contrat à travers les religions asiatiques, parmi les esclaves africains et malgaches à travers la pratique clandestine du maloya2 , du moringue3 et des rites de la religion ancestrale malgache, malgré la perte des langues maternelles.

Les rêveurs, 1993
Installation, lave de volcan (scories), acier, pigments, 400 x 400 x 250 cm.
Piton Sainte-Rose, La Réunion

REMETTRE L’HOMME DEBOUT

Comment affronter ce grand crime ? Partir de la terre comme l’artiste à ses débuts, ré-enchanter, ressusciter des lieux délaissés, largués, abandonnés par les bâtisseurs en fuite, occuper ces lieux où s’élèvent encore les cathédrales de béton, édifiées hier, en déshérence aujourd’hui.

La trajectoire artistique de Jack Beng-Thi est une longue confrontation à la matière, un tête­-à-tête avec les éléments primordiaux : la terre, le feu, l’eau, les fibres, les cordes, le bois, l’acier, les matériaux oubliés. L’énigme est toujours présente ; l’énigme mais surtout l’interrogation. Son œuvre n’incite pas au constat, mais à l’interrogation. Alors même qu’elle est solaire, le tragique apparaît immédiatement, né de l’impossible prévision du destin des aurores australes. Beng-Thi va là où le mène son profond désir d’humanité, c’est-à-dire à la rencontre d’un autre qu’il ne connaît pas encore… et qui créera avec lui l’œuvre prochaine. Un autre, et d’autres encore, invisibles. Il aura fait des sauts de géants dans un monde de plus en plus vaste, repoussant des horizons, créant une œuvre-monde.

UN HOMME ENCORE LIBRE DES DIEUX

Plus qu’une forme de religion, une forme de spiritualité. Un sens aigu du sacré non référencé dans les codes religieux. Il emprunte les signes du sacré dans son œuvre comme s’ils étaient constitutifs de l’homme avant qu’il ne soit envahi et submergé par les croyances extérieures à lui-même. L’homme primordial seul à l’origine de toute chose, avant les Dieux, Créateur des Dieux.

Qu’est-ce qui sort de ces corps émergés, érigés, surgis des profondeurs… Faut-il laisser les traces d’une œuvre construite en matériau lourd, se laisser séduire par une forme compacte ? Pour Jack Beng-Thi, l’enjeu, c’est l’homme. En leur temps, les épopées de l’Inde antique et Rabelais nous ont initiés aux dimensions hyperboliques. Les monuments de l’Égypte, le mur des Cyclopes4 , La Grande Muraille de Chine, le mur d’Hadrien, les cités Aztèques, Incas, les sculptures de l’Île de Pâques, nous renseignent sur les rêves des monarques et des hommes. Sur leurs délires aussi : construire grand pour imiter Dieu et exister. Pour être grands, forts, terrifiants, ceux-là ont tiré de la pierre, aidés par la technologie de leur temps, toutes ses possibilités d’expression monumentale, voire massive. La réponse au monumental, au massif, à un art monolithique : les tipis fragiles, les pattes d’oiseaux posés vainqueurs sur les boulets d’acier en déshérence depuis un demi-millénaire5 . Chez Beng-Thi, le bambou et le bois, les fibres, la terre semblent résister et livrent un combat à l’acier et au béton. Mais qui disparaîtra ?

Rêve indigène, 1995
Installation, vétiver, terre cuite, cheveux, bois, polystyrène, largeur 80 cm, diamètre 46 cm.
Photographie © Alain Lauret

Nous savons que la prétention à l’éternité de l’acier sera forcément limitée par la rouille et les éternelles renaissances du vent et de l’eau, par l’oxygène qui oxyde au lieu d’insuffler la vie. Les métaux sont voués à une carrière que le temps s’est déjà chargé de limiter. Et le béton pourrira irrémédiablement, s’effritera à l’aune des siècles. Un défi au travail de Jack Beng-Thi qui agit sur un effacement accepté et immuable ; comment conjurer ce sort objectif ? Le film. Reproduire sur des supports de plus en plus sûrs et performants pour donner une pérennité à l’œuvre. Le bambou est lié au temps court, à une croissance rapide, à une reproduction infinie, à une présence permanente qui offre à l’artiste une occurrence nouvelle, lui suggérant une courbe inattendue, un galbe inconnu, un creux dynamique, un plat reposant… Le bambou et le bois se renouvellent à l’infini, offrant une espèce d’éternité qu’aucun matériau ne peut apporter. Il faut imaginer que l’œuvre, même détruite par un cyclone ou la mousson, restera dans la mémoire et se reconstruira indéfiniment en négociant des formes nouvelles qui épouseront les discordances du temps. Il demeurera l’obsession, au-delà du souvenir, des souffrances infligées aux corps des hommes et des femmes transportés, chosifiés, mutilés, que la terre cuite traduit dans une vérité constante, que la terre crue rend tragique.

À LA RECHERCHE DE L’IDENTITÉ ?

Le travail de Beng-Thi s’échappe du décentrement. Il quitte l’atelier, lieu sacré de l’artiste, lieu fondateur de toute création, tremplin de ses discours aux Réunionnais du monde. Dès cet instant, l’atelier perd ses fonctions protectrices, sécurisantes, secrètes. Ce qui a changé depuis ? Peu de chose. L’atelier se singularise d’entre tous les lieux de la zone industrielle6 . Lieu souvent sacralisé. Antre, dont tous les recoins portent les traces d’un geste de l’artiste, des abandons depuis des lustres. Le regard parfois frôle machinalement des restes d’œuvres commencées, des chutes oubliées mais que personne n’oserait « déranger ». Émerge sur un piédestal, une masse de matériaux que l’artiste attaquera avec détermination sitôt installé. L’atelier de Beng-Thi est plus que cela. Lui qui nomadisait naguère dans des espaces ouverts. La stabilité, enfin. N’a-t-il pas intériorisé la langue créole et fait de son atelier un lieu où il « arrête7 », donc un lieu qu’il va quitter, un lieu provisoire mais aussi un lieu où il habite comme pour conjurer les jours sans lieu où il était mal repéré, selon l’errance et le hasard des commandes : des espaces de circonstance, de rencontre, d’occasion, hangars agricoles ou garages désaffectés, lieux fragiles, d’où surgissaient ses premières œuvres et où l’artiste était envahi, « dans l’or du soir qui tombe8  » par les amis et curieux du cru, venus en soutien, palabrant, braillant et buvant dans une convivialité qui donnait au village un air de fête. L’atelier du Port est emblématique de la démarche de l’artiste. S’y retrouvent poètes, comédiens, écrivains, commentateurs, accompagnateurs graves qui portent toujours accroché au visage l’air entendu de connaisseurs, d’anciens en fin d’aventures tropicales, une jeune artiste pleine de talents, des assistants affairés, découpant des tôles d’acier, d’autres soudant, ou brasant d’une brasure d’or. Ils viennent aussi de Madagascar, de l’Inde, du Vietnam, de France. Là-bas, sans y prendre garde, un arc électrique puissant fait le vide autour des artistes soudeurs. Plus loin un petit groupe s’affaire autour d’un grand croquis, à plat sur un immense plan… plus loin, on réfléchit en silence…

Le sculpteur dirige un montage à distance, les acteurs savent où aller et où s’arrêter exactement pour que les parties s’ajustent impeccablement… Les gestes sont variés, multiples, calmes, sans à-coup. L’œuvre encore au sol, esquisse déjà les signes d’un ensemble formidable.

La chute meurtrière des anges, 2002
Installation, bambou, canne à sucre, corde, feuilles d’arbre, ruban, corail, hauteur 700 cm, diamètre 300 cm.
Port-au-Prince, Haïti.

LE DIALOGUE DE L’ŒUVRE ET DU LIEU

Jack Beng-Thi construit patiemment un mouvement dynamique, en renouant avec le monde, franchissant les distances pour défaire les entraves coloniales toujours présentes. Tout se passe comme si, à travers ces rencontres, le retour aux origines perdues se réalisait. Sa connaissance du territoire, du continent, vient des habitants qui y vivent et qui apportent leur savoir et leurs savoirs faire à l’artiste en action. Il dépend d’eux et ils dépendent de lui. L’interdépendance ! Voilà le maître mot de la situation du sculpteur en action hors les murs de son atelier : une mise en danger ? Assurément. Une exposition physique. Dans ses performances sur la place de la Médiathèque à Port-au-Prince, prend parti pour les victimes d’une des sociétés les plus violentes, souligne la fragilité des corps exposés comme des cibles, pour guider des tireurs imaginaires mais permanents. À l’intérieur de la forêt, rampant sous un amas de branches séchées, il disparaît comme dans une matrice.

À Gorée, face à l’océan Atlantique, il montre l’effroi, à travers cette porte de départ ouverte vers un ailleurs immense, ignoré, effrayant… La véritable violence !

La visite dans le village de Sédar-Senghor, à la rencontre d’un marabout participe de sa volonté chevillée au corps d’aller au fond du pays.

Plus tard, avec les Sénégalais, il construira un abri-hutte en bois d’eucalyptus ramené de la forêt, respectant scrupuleusement la technique de ses collaborateurs. Un abri sécurisant, un refuge qui protège celui qui le parcourt. La nuit, un chemin de lumière propose un itinéraire et apporte une réponse à la longue nuit noire des millions d’Africains rendus esclaves par des commerçants banquiers des nations proclamant la déclaration universelle des droits de l’homme. Ce qui change, partout où travaille Jack Beng-Thi, c’est la part prise par les habitants des lieux de création dans la construction de l’œuvre. Dans le village d’Ambodiriana, dès lors que le projet est compris et expliqué, ce sont les Malgaches qui ont l’initiative pour la recherche des matériaux, le façonnage, la technologie de construction. Construction collective. L’artiste se place en guide actif. Les malgaches apportent leur connaissance de la matière et en indiquent les possibilités de torsion, de fatigue, de souplesse, de limite élastique, la résilience. Ils arrêtent l’artiste devant une proposition trop audacieuse en dépit de la résistance du matériau. Ils font raccourcir une portée là, en renforcer une autre ici. Le débat s’instaure par les gestes. Dans le feu de l’action, il arrive même à Jack Beng-Thi d’employer des expressions du créole réunionnais.

AVENTURIER DES LANGUES PERDUES

Lorsque Jack Beng-Thi travaille dans un pays d’où sont partis nos anciens, autant dire un pays matriciel, il se trouve, sauf en Europe, confronté à la question de la langue. À La Réunion, les langues des premiers habitants ont été interdites, sauf le français. Le long itinéraire de l’artiste est aussi une aventure dans les langues perdues. La langue éparpillée : qu’en reste-t-il dans le pays du peuplement ? Les Malgaches savent-ils que dans leur langue se trouvent de vieilles origines de la langue réunionnaise ? Sur les rives du grand fleuve Limpopo les Mozambicains parlent-ils encore la langue perdue des esclaves transplantés à la Réunion ? Cette question se posera partout : à Jaipur, la grande ville rose, à Gorée, en Namibie… les langues perdues des esclaves et celles des peuples d’Asie. Rétablir un dialogue ? Rétablir un langage sur une histoire de langue perdue à jamais ? Peut-être. Dans les bric-à-brac de l’histoire coloniale.

C’est la tâche assignée à l’œuvre connectée de Jack Beng-Thi d’un continent à l’autre, d’un peuple à l’autre, d’un artiste aux autres partout et à La Réunion.

Gorée - Atlantique : Une si puissante source de liberté, 2012
Installation, bois, charbon, cordon, tube composite acrylique extrudé lumineux, son, 350 x 120 cm.
  1. Aimé Césaire
  2. Maloya : genre musical réunionnais associant chant et danse classé en 2009 par l’UNESCO au patrimoine immatériel de l’humanité.
  3. Moringue : sport de combat réunionnais d’origine malgache.
  4. L’entrée de Mycènes : le mur dit Mur des Cyclopes.
  5. Installation d’Annette Messager, à la biennale de la Havane en 2000
  6. Zone industrielle de la ville du Port de la Pointe des Galets
  7. Arrêter en créole réunionnais signifie habiter, résider
  8. Victor Hugo, Demain dès l’aube