Poèmes à l'infini

Par Claire Karm

2022

Sculpter une poignée de mer est le projet fou de Jack Beng-Thi ou comment rendre hommage au Verbe au travers de poètes prophètes et/ou voyous ? Pas tous célèbres, certains intimes, mais en résonance avec son âme de manière inexplicable, comme un miroir qu’on lui tendit.
Poésie à regarder, à toucher. Vibrante des idéaux de sa jeunesse et tou­jours aussi exigeante.

Figer la poésie dans la matière ? Est-ce seulement possible… À cause du Chaos, de la Fuite, de l’Oubli. Tous palpables.

Par le fait, les matériaux les plus subtils, les plus grossiers, vont être amoncelés pour honorer les totems de la Poésie, livres de pierre et de chair, souffle de la parole, car comment l’incarner ? Feuillets de matière insolite immergés dans une bulle ultra contemporaine, écume indienne, tétrapode concassé, papier de riz pour les ancêtres, encre sympathique, antique soie de Bénarès, sable d’Afghanistan, drapeaux tibétains, nano­ fibres, guitare de Federico Garcia Lorca, perles sacrées de Madagascar… Ou humbles pompons et fils d’aloès dont nous faisions jadis nos pantou­fles de vair… Voire le matériau de demain, le plus solide au monde, des dents de patelles ou berniques, dont les scientifiques blindent les gilets pare-balles.
Cherchons la poésie vitale.

D’abord, la quête, le tapis mendiant1 de l’inspiration avec des bouts de Beauté dont il faudra faire des œuvres : le sculpteur qu’est Jack Beng-Thi laisse parler ses mains écorchées par la vie des choses.
Hommage modelé, martelé, cuit, peint, plié, érigé, poli Ciseler la sou­plesse de la Langue des autres. Que dis-je des langues des poètes choi­sis, créole, français, malgache, arabe… Dans ces choix quasi universels, Jack inaugure cette installation depuis Jaïpur avec son premier livre réa­lisé sur Omar Khayyam, Persan ivre de poésie, exposé au Lalit Kala Academy.

Des langues d’images, d’icônes, de rebelles : Anne Cheynet, la première auteure réunionnaise qui ôta le bâillon de nos lèvres et libéra ainsi nos révoltes-sources en des kabars encore trop sonores pour des oreilles rétives ; Jeanne Brézé farouche « sat marron » qui voudrait caresser mais griffe les âmes jusqu’à la blessure ; Kaloune, sorte de « fou chantant » jaillissant d’extraordinaires Ailleurs où dansent nos racines.

Santiago, 2019
Livre sculpté, papier, carton, guitare, 49 x 33 x 10 cm.
Poète : Federico Garcia Lorca
Photographie © Sébastien Fraysse
Îles-archipels, 2018
Livre sculpté, papier, photos, terre de grès, aluminium, 34 x 26 x 6 cm.
Poètes : Anne Cheynet,  Alain Lorraine.
Photographie © Sébastien Fraysse

Inclus dans ces « livres sculptés », des graines du pays : cascavelles2 rouges, oreilles cafres, larmes-de-Job3 , du basalte de feu, de coraux et des coquillages de la mer indienne, la flûte des Andes, la mélopée du maloya4 . Toutes sortes de parures en hommage à nos ancêtres, tels des talismans immémoriaux : du « moukouti5  », poème doré de Carpanin Marimoutou au Kèr-oulèr6 de Danyèl Waro, en comptant le troisième grand maloyèr et son fidèle kayamb7 très causeur, Patrice Treuthardt car comme il dirait en ses jeux de mots mutins, « sur qui compter ? ».

Mutinerie littéraire d’un artiste indocile ? Imaginez donc, passer d’un « Visage Cafrine sous la lampe » aux yeux d’Elsa « enfant accaparé par les livres d’images », vagabonder d’une œuvre à l’autre sans les poli­ tesses habituelles; par « l’échelle de la terre » du Machu Picchu cher à Neruda rejoindre peut-être le « Piton la Nuit » ou l’étoile Veli qui réveille Gamaleya.

Dans la Grande lie sœur, Zanaar contemple les libertés tailladées de Ra­bearivelo, de Raharimanana sans la peur des anathèmes. Du tac au tac, leurs yeux vissés dans ceux du lecteur, l’échec absurde des Hommes à créer quelque harmonie fragile sur terre les fait pourtant trembler.
Chez les poètes évoqués, point de classement hiérarchique et fallacieux comme à l’école, juste la grâce et la rigueur des textes, le souci d’enga­gement chevillé à la ligne. Des sang-mêlés avec leur authenticité intrin­sèque : le plasticien haïtien Frankétienne, rageur inflexible, côtoie le palestinien Mahmoud Darwich aux colères explosives et justifiées, mais dans un regard de grand amour.
Fugace pourtant est la poésie du monde…

Délicate ou rude, inattendue. Est-ce en cela qu’elle nous bouleverse ? Que peuvent avoir en commun lzumi Shikibu, poétesse japonaise du XIe siècle que l’on imagine frêle miniature sous ombrelle, et Aimé Césaire, cette figure tutélaire issue d’Afrique, mon Frère ? Je te le demande.
À moins que, par le truchement de l’art si libre du sculpteur, nous lais­sions se répondre les non-dits, les dits, leurs résonances vivantes au cœur des composites.

Macchu Picchu, 2018
Livre sculpté,  papier, carton, terre cuite,son, 36 x 32 x 13 cm.
Poète : Pablo Neruda
Photographie © Sébastien Fraysse
Haïku, 2019
Livre sculpté,  porcelaine, papier, carton, fibre végétale, 30 x 29 x 9 cm.
Poétesse : Izumi Shikibu
Photographie © Sébastien Fraysse
  1. Tapis mendiant ou tapi la mizèr : sorte de patchwork constitué de petits hexagones de chutes de tissus de toutes qualités et textures.
  2. Graines rouges et brillantes ou noires et rouges, toxiques, rangées dans une cosse, employées en magie, en bijouterie.
  3. Graines dans les tons de gris censées portées malheur employées en magie, bijouterie.
  4. Chant et danse propres à l’île de La Réunion initiés par les esclaves africains et malgaches, dédiés aux ancêtres à l’origine, reconnu par l’UNESCO comme patrimoine mondial de l’Humanité.
  5. Mot d’origine tamoule désignant un petit bijou de narine.
  6. Jeu de mots créé pour désigner à la fois le cœur et le roulèr ou oulèr, gros tambour au rythme ternaire qui accompagne le maloya. Zanaar : nom emprunté à la mythologie malgache et à une œuvre de B. Gamaleya, désignant un Dieu protecteur.
  7. Instrument de musique accompagnant le maloya avec le bobre et le roulèr, empli de graines konflore.