Jean-Marc Lacaze

UP. 23.11.2023

Karmon

Mardigra, Sapèl du Gol, 2016-2025
Série Kartyé Karmon
Série de tirages numériques, 10 exemplaires, dimensions variables.
Saint-Louis, La Réunion


Collection Frac Réunion (10 tirages)
Exposition collective Astèr atèrla, commissariat Julie Crenn, CCC OD, Tours
Photographie © Margot Montigny
Exposition Astèr atèrla, commissariat Julie Crenn, La Friche la Belle de Mai, Marseille
Photographie © Jean-Christophe Lett

« Jean-Marc Lacaze a découvert le Karmon dans un livre en 2011. Bien qu’il soit pratiqué dans l’île depuis plus de 160 ans, ce carnaval endémique demeure un événement méconnu de la population. Il a lieu tous les deux ans lors de la semaine sainte dans la chapelle malbar de Pendialé située dans le quartier saint-louisien du Gol. Fasciné par la créativité qui se déploie lors de cette célébration, Jean-Marc Lacaze décide alors de développer un projet artistique documentaire composé d’un film, de costumes et de photographies. Les images acquises par le FRAC Réunion font partie d’un ensemble de 18 images réalisées alors que l’artiste s’infiltre dans la préparation des festivités par les carnavaliers en 2018. Il y découvre le temps et le soin apporté à la préparation des costumes qu’ils porteront avant de les jeter au petit matin dans la rivière Saint-Etienne comme une seconde peau qu’ils abandonnent au fil de l’eau. Le temps du karmon se veut cathartique, il s’agit d’un moment unique pendant lequel les identités se métamorphosent et les individus se réparent. »

Julie Crenn


KARMON OU L’EXPRESSION POPULAIRE D’UNE BELLE HISTOIRE

Par Colette Pounia
Article publié dans MAGMA #1 Paysage et imaginaire, revue de la recherche, École Supérieure d’Art de La Réunion, 2023

Un ouvrage de l’histoire de l’art à La Réunion pourrait nous raconter dès ses premiers chapitres l’apparition des premières expressions plastiques populaires et sacrées à la fois. Notamment celles liées aux pratiques des cultes religieux « malbars ».

Sacrées, car ces expressions contribuent surtout en l’édification d’un système de représentations du divin, picturales, sculpturales et architecturales. Dieux, déesses, démons accompagnés très souvent de leurs véhicules qui sont des animaux, tigres, chevaux, paons, issus des grands mythes fondateurs de la philosophie et de la religion hindoue donnent lieu à la fabrication d’images planes ou en volume ; à ce panthéon hindou, il est nécessaire de leur construire une maison où l’on ira les adorer. Naît le temple, le Koylou, plus communé­ment dénommé « chapelle malbar » à La Réunion. Naît le « Tel », cette pagode mobile abritant le dieu ou la déesse vénérée, lorsque les engagés et descendants d’engagés, vêtus d’habits d’apparat seront autorisés à pratiquer leur culte et pourront organiser leurs processions jusqu’à la mer.

Populaires, car ces expressions sont celles de « l’homme du commun », expression empruntée à Jean Dubuffet.

C’est un regard renouvelé qui est porté sur ces expressions qui ne relèvent pas du « grand art » mais plutôt des réalités populaires.

Nous connaissons peu le karmon que les engagés hindous ont transporté dans leur coeur durant leur voyage vers La Réunion. Nous savons que cer­tains d’entre eux ont pu se munir de leurs livres sacrés, le Mahabharata ou Barldon et le Ramayana. Le « carnaval malbar » perpétue un rituel profane issu d’une tradition villageoise du Tamil Nâdu, dénommé là-bas kamandi ou kaman pandigai. Il célèbre le mariage de la fille de Shiva, Laadi ou Rady, avec un jeune homme s’appelant lui-même Karmon ou encore Malmoudènn. Un mariage qui fut de courte durée.
Dans la tradition tamoule, les acteurs jouant les rôles de Laadi et de Malmoudènn vont danser autour de l’arasânâkai pour ensuite, être rejoints par de nombreux invités rendus fictifs par leurs déguisements.

Cette belle histoire théâtralisée a lieu en pleine semaine sainte chrétienne. Même si les « malbars » de La Réunion, d’hier et d’aujourd’hui, témoignent d’un fort respect des religions autres, la performance collective apparaît d’emblée comme l’instauration d’une forme de résistance à l’interdiction promulguée à la fois par les colons propriétaires des « habitations » et les missionnaires usant de chantage et de pression morale pour imposer le culte catholique et les nouvelles règles structurelles de la société blanche occidentale. Nous ne connaissons plus le karmon car un violent processus de déculturation et d’acculturation s’est rapidement enclenché conduisant la population « mal­bar » à remplacer ses pratiques cultuelles par celles de la religion des dominants européens.
Au bariolage des couleurs des « chapel malbar » où excelle le rouge se substitue le décor blanc et pur des églises. Aux battements de tambours et incantations en langue tamoule se substituent les chants de louange en langue latine de la chrétienté.
Nous savons cependant que les rites hindous créolisés ont persisté, d’abord clandestinement. Nous savons que certains propriétaires terriens ont auto­risé leur pratique pour des raisons démagogiques. Durant de très longues années, le rituel du karmon, comme la religion « malbar », comme le malbar lui-même a été jugé démoniaque. Les maîtres et prêtres ont diabolisé toutes les pratiques qui leur étaient étrangères et hors contrôle afin d’édifier une société fondée sur le système de la peur.

Avec ironie peut-être, la pratique annuelle du karmon a pour objectif de convoquer la peur et ressentir les « mauvaises choses », mais c’est pour les exorciser et les conjurer. Cette danse performative assez désordonnée pour­rait évoquer les danses déchaînées dionysiaques. Les masques seront jetés dans le feu embrasant l’arasânâkai lors de la dernière nuit de la fête. Les « linje » confectionnés seront jetés à la mer au petit matin de la nuit décadente pour éradiquer tous les maux et les mauvais sorts qui s’y sont imprégnés en dansant.

Le karmon est, par nécessité vitale. Un acteur du « kartié karmon » de Saint-­Louis témoigne du grand vide ressenti par la population lorsque le carnaval n’a pas lieu, en période d’élection notamment. Événement coûteux pour le temple et la communauté, il se produit maintenant tous les deux ans. Cette sensation d’un néant confirme l’esthétique baroque voire kitch de cette fête, de ces masques et costumes marqués par la surenchère de couleurs, d’épaisseurs de tissus, de brillance, de clinquant, qui vient combler le grand vide ou l’absence de sens que peut parfois inspirer la vie et qui nous effraie. Et cela encore, justifie le sens religieux, le besoin de symboliser, de relier et se relier. C’est peut-être le sens même du karmon qui révèle l’inter-généra­tionnalité des acteurs réalisateurs de cette fête. Jeunes et vieux, hommes et femmes, participent à son élaboration.

Dans l’atelier, les hommes s’affairent à des choix de matériaux textiles, à leur découpe, à des constructions de structures, à la fabrique des différentes pièces des costumes de déguisement. La fête commence déjà ici et le cœur est à l’ouvrage. Les séances de confection alternent avec les séances d’essayage. Certaines pièces détachées s’assemblent et se finalisent sur le porteur futur acteur. Plaisir, joie, sont au rendez-vous. Ça rigole et ça « moukat », (un art de la parole tombé aux oubliettes dans les milieux des gens sérieux). Non seulement en atelier, car ces garçons se faisant stylistes à l’occasion, profitent de cet événement pour draguer les jeunes filles et « moukater » d’éventuels rivaux qui font partie du public. La drague est rendue plus aisée à travers le filtre du costume qui donne le courage d’être un autre, le temps d’une danse autour du mât.
Dans ses débuts, les costumes étaient réalisés avec des tissus, avec des gonis, les masques avec de la tôle… Aujourd’hui, les emprunts aux modèles des super-héros des mangas, des « Chevaliers du zodiac » et à ceux du carnaval de Rio amènent ces artistes des réalités populaires à utiliser du carton, des tapis de sol, des matériaux-supports plus rigides. Mais ces modèles sont mis « à la sauce créole » autrement dit, ils se mélangent à d’autres sources. Ainsi la répétition biannuelle du karmon s’accompagne du renouvellement des formes plastiques. Dans les icônes des super-héros, les acteurs semblent y voir les pouvoirs surnaturels des dieux du panthéon hindou. Shiva a bien incendié Malmoudénn de son troisième œil car son nouveau gendre a tout simplement osé troubler sa méditation.

Les acteurs du karmon sont fiers du tout fait à la main même si les masques sont pour quelques uns des « ready-made rectifiés » : masques en latex, masque simulacres de peaux, de personnages politiques, d’Halloween ou encore l’arrosoir et l’usage traditionnel de la tôle.
À ce ressenti de fierté, se rajoute celui de la stimulation que procure la concur­rence car plusieurs familles travaillent à des styles différents de costumes. Il y a un défi à relever d’autant que « ça balance » aussi ! Il y a des « traîtres » dans les groupes qui révèlent les secrets de conception et de fabrication. Mais c’est source de boutades, d’amusement. En quelque sorte, ils se font un film et montrent bien que « l’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art ». Le karmon peut être envisagé comme une expression littérale de cette cita­tion célèbre. De cette pratique d’art populaire symbolique, surgit une diversité de figures - le baba ou l’œil de Shiva, le Tel, les chevaux, les costumes - expres­sives ingénieusement d’un art brut et artisanal pour concourir à la beauté et au foisonnement de l’événement.

« Happy end »

La fête du karmon connaît son instant d’apothéose, le dernier soir. Une figurine située sur le bord d’un toit d’un bâtiment proche et qui représente certaine­ment Malmoudènn est enflammée juste avant de glisser tout le long d’une corde reliée à l’arasânâkai, qui à son tour va s’embraser. Cette scène représente précisément l’épisode mythologique où Isplin, autre nom de Shiva, vient d’incendier Malmoudènn. Dans le désarroi, Laadi se noie. Mais lorsqu’au lendemain de la noyade, on ira verser du miel et du lait sur les cendres du mât brûlé, le couple ressuscitera.


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