Piédbwa
Piébwa, l’arbre manifeste, exposition au musée Léon Dierx, Saint-Denis, La Réunion, 2020.
Exposition individuelle Piédbwa, l’arbre manifeste, commissariat Colette Pounia, musée Léon Dierx, Saint-Denis, La Réunion, 2020.
Dans le cadre de la résidence patrimoine et création #3, Département de La Réunion.
Photographies © Jean-Pierre Woaye-Hune
Au premier plan, Piédbwa, 2020, tronçons de tamarin et pièces métalliques.
Encres micellaires, 2020
Encre sur calque polyester. 78 ou 95 x 120 cm.
La nature est nous
Le « piédbwa » désigne en créole réunionnais à la fois l’arbre, sa matière et son rôle dans l’écosystème qu’il maintient et régénère.
Avec l’installation Piédbwa, l’arbre manifeste, Kako re-présente des arbres dans différents états pour exprimer le rapport ambivalent au paysage, à la fois contemplatif et destructeur, et pour inviter à recréer le dialogue avec la Nature.
Une question préoccupe l’artiste : « Seront-ils toujours là quand nous disparaîtrons ? » Ce premier vers de Forêt d’hiver, poème de Léon Dierx, déclamé dès l’entrée dans l’exposition, interroge sur la relation de l’homme à son environnement, sur ce qui doit être sauvé : la nature par l’homme ou l’homme par la nature ? Notre position anthropocentrique au monde ne doit-elle pas être renversée ? Les œuvres témoignent ainsi des craintes et des espoirs qui s’entremêlent chez l’artiste.
Piédbwa, l’arbre manifeste rassemble et présente des œuvres monumentales qui transfigurent un espace muséal blanc en un territoire arboré à arpenter. Elle attire l’attention sur le tableau final, Crépuscule des Dieux, représentant un scénario apocalyptique, de fin du monde. En amont, sont dévoilées les étapes préparatoires du processus de création avec : Forêt d’hiver, œuvre constituée d’arbres morts ou figurés, d’un côté, et Arbres carbones, dessin au charbon, de l’autre.
Par le biais de la représentation, Kako veut renouer le dialogue avec l’arbre et différer sa disparition. Il l’illustre et le matérialise avec des moyens plastiques de déconstruction pour reconstruire le « piédbwa », la forêt, la nature.
Ainsi, au centre de l’exposition se donne à voir, en une pièce unique, la déconstruction-reconstruction d’un arbre. Sont assemblés des tronçons de tamarin et des pièces métalliques à l’image d’une colonne vertébrale. Cette sculpture-assemblage, intitulée Piédbwa, rappelle certaines œuvres du mouvement italien Arte Povera, art pauvre, qui juxtapose des matières sobres et antinomiques, brutes et usinées, naturelles et artificielles. Le geste artistique d’emboîter un élément naturel et un artefact industriel, ou technologique, est symbolique. Il s’agit de produire du lien. L’artiste insiste sur cette nécessité en attribuant à l’aussière, cordage d’un jaune vif servant à amarrer, le dessein d’un nouveau territoire où la nature se « re-naturerait ».
Ce dessein est repris dans les encres rouges des cartes micellaires où fourmillent de minuscules fractales d’une possible renaissance. L’artiste veut sensibiliser sur l’urgence de redessiner et de rêver à des territoires fertiles, de la couleur du vivant.
La déambulation dans la forêt dévoile la tâche qui incombe à l’artiste : rendre visible l’invisible, exprimer le réel et pas seulement imiter la nature. Le Crépuscule des dieux n’est donc pas une représentation fidèle d’un morceau de nature mais plutôt la peinture romantique et expressionniste du cri de plus en plus fort de la nature qui brûle. Invitée par Kako, Marie Birot livre à qui veut l’entendre son point de vue sur ses raisons d’être au monde :
« J’appartiens à ce monde pour des raisons simples, réparer, si je peux, si je pouvais réparer le lien entre les essences, séparer les incendies et les grands ensembles, les absences des représentations, faire le vide cartographique et attendre que le murmure des toponymes nous reparle de zéro » (Marie Birot, extrait d’un poème en prose).
Colette Pounia
Commissaire de l’exposition Piédbwa, l’arbre manifeste, théoricienne de l’art.
Je me suis perdue
Je me suis perdue de vue dans la forêt, aux heures claires. Je marchais, à la recherche d’une trace, de preuves de l’existence de cartes autrefois dressées, domestiquées, et qui seraient depuis retournées à l’état sauvage. Sur chaque sol, je collecte une feuille d’arbre, un zeste de lichen, le vol d’un oiseau, je les mélange dans ma bouche et précipite de cette façon l’espace vécu sur ma langue. Les indices se présentent alors sous la forme de bâtonnets qui tournent en cercle autour de ma mémoire, dans le sens de la circulation des savoirs. Avec la vitesse, des images se forment et les récits sortent alors de leur terrier. Cette technique, qui a pourtant fait ses preuves depuis l’âge préhistorique, n’a jamais été validée par le cercle des éditeurs d’Atlas. C’est pour cela que j’ai décidé de tracer ma propre voie, loin des cartes d’apparat et des soirées mondaines où la belle figure et les exploits jettent un voile sur les chefs-d’œuvre de la nature. J’appartiens à ce monde pour des raisons simples, réparer, si je peux, si je pouvais réparer le lien entre les essences, séparer les incendies et les grands ensembles, les absences des représentations, faire le vide cartographique et attendre que le murmure des toponymes nous reparle de zéro. À un jet de pierre de là, je mords la ligne d’une frontière naturelle, elle dégouline sous mes dents comme un sang d’encre. Elle sépare la surface tabulaire de l’horizon volcanique et les remparts de la grande vallée radiale où de petits ilets suspendus me font signe de venir. Je note pour rappel : pour y descendre, se munir d’une corde. Je fais le lien directement avec mon propre chemin. Celui qui m’a vue naître sur cette île fantôme. À leur arrivée, les premières habitantes l’ont hérissée de pierres pour célébrer la vie et ceinturée de houle pour la préserver. Le langage cartographique y est tout à fait singulier, un mélange de transmission orale et de choix institutionnels. Selon l’angle, le tracé n’est jamais le même mais la lumière, partout, mouvante sur les palmes de nos cils, nous rappelle chaque jour qu’il existe une façon différente de voir le ciel. Les satellites aussi nous escortent, de concert avec les papillons, les trèfles et les enfants perdus dans la nuit. Avec tout ça, faire un état des lieux, créer une projection du monde à plat, me parait une idée submersible. Je me refuse à participer à l’aplatissement de nos reliefs intérieurs, à la mise en conformité de nos histoires. Les instruments de mesures logés sous nos ramures sont les plus précis des diapasons. Ce qui ruisselle le matin, le long de nos bras vacillants, c’est la libération des retenues d’eau sous les paupières du temps. Elle nourrit le humus de nos joues, soulage les absences inquiétantes, et les heures sombres s’en retournent dormir entre les couches de sédiments. L’île est mon huître et j’en trace les contours avec mes bras tendus. Les gouttes de pluie dévalent ma gorge en collier de perles et je remonte la pente, suspendue dans l’invisible par la corde tendue, la corde tendue de mes intrigues.
Marie Birot, 2020
Création littéraire dans le cadre de l’exposition de la série Encres micellaires.
Encres rouges : texte de Marie Birot, dit par Fanny Turpin.