Air conditioning (jouer avec les dragons)
Par Cédric Mong-Hy
Texte critique
2020
Air conditioning (jouer avec les dragons)
Le Port, île de La Réunion, océan Indien, un matin « comme les autres ». Sur la montagne flotte une nappe inhabituelle de brouillard, blanchâtre, diaphane, s’étalant comme une voie lactée déplacée à trois cents mètres au-dessus du sol. « C’est beau ! », me disais-je. Je l’appris plus tard : il ne s’agissait pas d’un brouillard, mais de fumées provenant des incendies géants qui, à plusieurs milliers de kilomètres de là, ravageaient l’Afrique du Sud-Est…
Paris, France, Europe, une révolte « comme les autres ». Les grenades de désencerclement créent des tremblements d’air. Le gaz lacrymogène enveloppe les Champs-Élysées d’une ouate toxique et turbulente.
Boris Pasternak : « Aujourd’hui, l’air est empoisonné. Ouvrir les vitres, c’est s’ouvrir les veines. »
On ne soupçonne pas les lourds pouvoirs de l’air.
Ionisé dans le vent violent continuel, il devient abrasif comme du papier de verre, la peau se dessèche, pèle comme une orange, puis brûle avant de nous laisser à vif. Sur un registre parallèle, qui imaginerait qu’une colonne d’air de plusieurs tonnes pèse tous les jours sur notre tête et nos épaules et contribue, comme la gravité, à nous ancrer au sol ? Ou qui ne trouve pas effrayante l’idée qu’une minuscule bulle gazeuse dans nos veines puisse causer une embolie fatale ?
L’air, oui, a ses puissances, comme bien des choses invisibles qui nous touchent, parfois sans que nous en soyons pleinement conscients.
Don Quichotte de la Manche s’est battu contre les moulins à vent. Et n’en déplaise à ceux qui le prenaient pour un fou, n’est pas Don Quichotte qui veut ! Se battre contre l’air, ce n’est pas une mince affaire.
L’air du temps nous le dit de la façon la plus mouvementée qui soit. Cet air n’est pas enjoué, il n’est pas sucré, il est difficile, il est amer. Ce temps n’est pas le printemps, ce n’est pas le temps des cerises, c’est un temps inquiet, incertain, agité. Il en ressort que ce geste physiologique réflexe, si simple, si autonome – se tenir dans l’air et respirer – est devenu une épreuve ou, à tout le moins, un sacerdoce.
L’air du temps révèle tous les jours, de plus en plus, les pressions qu’il exerce sur la possibilité d’un monde vivable, respirable et transmissible à des générations futures. Qui ne voit pas que nos grands idéaux s’évaporent ? Qui dit encore les mots « paix », « liberté », « égalité », « fraternité » avec un sérieux efficient ? Sûrement pas les grands prédateurs, les Rois Tyrannosaures nouveaux et leurs sombres équipes qui nous ramènent à l’ère de l’entre-dévoration sans condition.
D’autres, sans pouvoir et pourtant omnipotents, diront ces mots. Ce seront les funambules que ce vertige n’arrêtera pas, celles et ceux qui voudront échapper à cet air conditionné et construire d’autres mondes. Peut-être qu’alors, et seulement alors, on entendra parmi eux KMVH, comme une Dona Quichotte, chuchoter malicieusement aux enfants : « Qui a dit que les moulins à vent n’étaient pas des dragons ?!… »
Les lois de la désintégration
Récit
Dans le centre de Paris, par une froide nuit d’automne, devant les anciens palais des rois, sur les riches avenues de France, un homme fait la manche. Je passe, je ne le vois même pas. Il y a des mendiants partout, des clochards et des réfugiés, des hommes de tous les âges, des femmes avec des nourrissons, des jeunes filles, des enfants, ils ont des chiens, des lapins. J’imagine que beaucoup viennent de Syrie. Je les vois d’habitude, en fermant les yeux. Mais, lui, je ne l’ai pas vu, je l’ai entendu. Je crois que d’abord il a parlé, pas à moi, j’étais déjà trop loin. Peut-être maugréait-il seul ? Je ne saurais dire ce qu’il avait dans la voix, il avait un accent, il était fatigué, désabusé, peut-être avait-il bu ?
Soudain il y a eu un hurlement. Je crois que ça a suffi pour que les gens s’écartent de lui sur les trottoirs en travaux, comme un mouvement furtif et instinctif dans une fourmilière qui reprend aussitôt le cours de ses activités industrieuses. C’était un cri à gorge déployée, ample et rauque d’épuisement comme celui d’un fauve à l’agonie. C’était de la colère, du désespoir, de la frustration, de la faim, de la haine, de l’amour, de la clairvoyance en réalité. Il avait compris, ce pauvre bougre, qu’il n’allait pas être sauvé ici, que son long périple vers la liberté et le droit l’avait mené dans un autre enfer, celui du rêve et de l’indifférence du réel face à lui.
Alors il chanta. Une interjection et un nom composé, trois mots, avec une désillusion limpide et mortifiante, cette parodie méprisante, hautaine, cette voix si rauque, le plus horrible, le plus tragique sermon du monde : « Oooh ! Champs-Élysééées !… » J’entends tous les jours, depuis, l’écho de ce démenti creusé dans la chair de la gorge.
Beaucoup ont une histoire similaire à raconter. C’est là l’horreur ordinaire des mégalopoles et de leur bien sinistre conception du « cosmopolitisme ». On peut la respirer, la sentir partout : effluve des guerres non mondiales qui prennent le nom de « mondialisation ». Si notre espèce s’est fondée dans le voyage et la découverte, il faut bien constater qu’il n’est pas bon en tout temps et en tout lieu d’être transfuge. Le Tout-Monde de Glissant aujourd’hui ne montre pas son meilleur jour.
KMVH est soucieuse, elle fronce les sourcils comme si elle ne comprenait pas quelque chose. Elle voit le réfugié, l’immigré, le métis, l’étranger, l’égaré, le cherchant, le rêveur, l’apeuré, le père de famille, le fils d’une mère et d’un père ; elle se voit. Elle pleure en donnant le sein à son enfant.
La langue dite « étrangère », la différence dite « raciale », l’autre dit « différent », l’exilé dit « déraciné », c’est une vieille ritournelle. KMVH a souvent interrogé ses professeurs sur ces concepts morts : « qu’est-ce que c’est l’identité ? », « qu’est-ce que c’est qu’être étrangère ? », « qui suis-je si partout je me sens étrangère ? », « qu’est-ce que c’est que s’intégrer dans une culture quand soi-même on est déraciné ? »…
Un professeur, un grand homme antique, lui dit : « Mais ! Tu es qui tu veux ! »
Un autre, un petit garçon très vieux : « Pourquoi ne pas te désintégrer au lieu de t’intégrer ? »
KMVH, peu sûre de saisir, demanda : « Pouvez-vous préciser ? »
Les professeurs, joyeusement, répondirent : « Non ! »
KMVH, décontenancée, observe, discrète, anxieuse, silencieuse. Elle scrute les visages, les cœurs, les prophètes et les déserts. Comment les gens se parlent-ils ? Pourquoi ne se comprennent-ils pas malgré le fait qu’ils se parlent ?… Qu’est-ce qui passe ? Qu’est-ce qui se passe lorsque l’on transmet un savoir ou une culture ? Jusqu’où sommes-nous voués au quiproquo ? Dans quelle oasis pourrons-nous ressentir un peu de paix et de liberté, trouver un foyer ?…
« Citoyens du Monde », dites-vous ?
Doucement, elle répond : « Babel. »
Les humains sont des créatures qui participent à des espaces dont les sciences ne savent rien (Sloterdijk). KMVH charge ces espaces à la manière d’une clé sans cadenas qui demanderait des comptes à l’univers. Elle ne comprend pas quelque chose. En se déplaçant, que déplacera-t-elle avec elle ? Tendre son corps dans ces espaces, est-ce comme tendre la main ? Ou la couper, comme dans une partie folle de Docteur Maboule ? Perd-on un morceau de soi-même lorsque l’on se met en mouvement ? Qu’est-ce qu’un corps qui se partage pour résister ?
Qui tranchera le nœud gordien cette fois ? L’épée d’Alexandre ou celle de Damoclès ? Et pour quel nouvel empire à venir ?…
Enfin, un petit enfant marche, camaïeu de déserts sur fond de ciel bleu. Au sommet d’un volcan, pieds nus dans les scories, il bâtit un édifice.
Qu’est-ce donc ? Une tour ? Une maison ? Un pont ?
Que dis-je ?! C’est une péninsule !!!
KMVH est un archipel vivant sur le vaisseau spatial Terre. Elle pousse dans l’océan Indien, auprès de ses symbiotes, une filiation ancienne d’êtres vivants entre air, terre et eau. Ainsi elle brasse et enchevêtre les existences, les territoires et les identités.