KMVH

Par Leïla Quillacq

Texte critique

2019

« Là où sont mes pieds, je suis à ma place », dit un proverbe amérindien, que l’on pourrait aisément retranscrire en tant que questionnement social, politique et philosophique traversant les œuvres de KMVH.

Jeune artiste protéiforme, elle aime travailler ce qui, dans les liens, les rapports à soi – à l’autre – à l’espace et au monde, coince, bredouille, fait obstacle, se confond, se contourne, s’affronte, se traverse, et agit. Ce qui à la fois se dresse et chute, se gagne et se perd dans l’errance – les parcours intimes et collectifs, et la transmission.

L’artiste développe ainsi une œuvre photographique et vidéo-performative dans laquelle elle se met d’abord en jeu, comme à déjouer les intrigues d’une mythologie personnelle en proie à l’exil : à partir de quels repères légués, érigés ou démolis nous nous construisons. C’est ce qui touche à l’identité : sur qui nous sommes compris par d’où nous venons, et sur la place que l’on se fait ailleurs. Quitte à jouer des coudes.

Née à l’île Maurice en 1984, ses parents migrent au Congo à sa naissance. Quand la guerre civile éclate en 1994, elle les suit pour « un retour au pays » natal induisant de se réintégrer dans un « chez-soi » familièrement étranger. Cela passe par la langue, l’école, ce qu’il reste de traditions culturelles à s’approprier, mais surtout par soi, seule, face à ce qui ne vous a pas attendu. Un troisième épisode migratoire l’amène plus tard à La Réunion, territoire français, avec la famille qu’elle se sera elle-même construite. À nouveau étrangère sur une île dite « sœur », mais si lointaine. Et à nouveau les combats pour tenter d’y enraciner son corps, son histoire, son avenir.

La question du déplacement – comme droit fondamental et proprement humain – et de ce qui entrave le mouvement, délimite et détermine le corps à la fois intime et social, se retrouve ainsi dans ses premières productions. Dans Danse (2013), Fragilité (2014), Équilibre (2015), 47 minutes et 37 secondes (2015), Cent titres (2015), Moris, Mada (2015) ou Immigrant Women (2017), par exemple, il s’agit alors de voir comment transiter, bifurquer, semer ou affronter, résister – tenir debout et retenir l’empreinte… pour continuer la marche. Choisir sa posture et la tenir, au risque de l’épuisement, du recul, de la chute… Courber mais ne pas rompre. Les décors sont souvent des non-lieux, soit un rappel à la mer, à la page blanche, ou au fond noir.

Après une série d’œuvres autobiographiques portées sur ces questions migratoires, l’artiste ouvre la question de la famille et des héritages, jusqu’à développer aujourd’hui de nouvelles voies d’exploration autour du langage.

« L’origine de la langue est une question à laquelle personne ne peut véritablement répondre », nous dit-elle. Cela se construit sur des apports ou des manques, des besoins vitaux ou des nécessités, des défis.

Dans Façon né (2017), Baleineaux (2018), Langues véhiculaires (2018), ou les séries Pars Cours (2017-2018), l’artiste opère des plans fixes sur des enjeux de familles, projetés sur des architectures de constructions plus ou moins précaires (cimaises, cubes en équilibres). Hésitations, silences et interrogations pointent les liens rompus, ceux à rétablir et questionnent la filiation : par quoi se tisse-t-elle ? Où se place la mémoire ?

KMVH rencontre parallèlement, au fil de son parcours réunionnais, des gens de diverses nationalités. Étrangers mexicains, Congolaises, Colombiens… « Je les appelle “les nouveaux créoles” », dit-elle. Dans Wang Thea and Zhoa Song Lin (2017) par exemple, le focus se déplace sur ces autres et la manière dont ils se construisent, avec leurs bagages, leurs histoires, leurs présents, leurs espoirs, et ce par quoi la rencontre est rendue possible… ou non.

Dans La Kour des Kerels (2018-2019) enfin, série de vidéos produites à l’occasion d’une résidence en territoire scolaire, c’est suivant un protocole de mise en dialogue ou portraits-témoignages de jeunes adultes aux cheminements pluriels que l’artiste capture ce qui au fond se vit et s’évoque sans véritablement se dire, encore moins se parler, s’échanger, se comprendre.

L’œuvre de KMVH veut ainsi mettre en lumière des parcours divers, parfois cabossés mais toujours résistants, en quête d’espaces où être et de mots perdus, cachés sous les valises, interdits ou attendus, transpirés par les mains ou criés par les yeux, les mots qu’il leur – et qu’il nous – reste à retrouver, et encore à apprendre.

Une œuvre qui se nourrit ainsi d’une intelligence intuitive, expérientielle et empathique, qui contient du politique à la fois dans ce que la perte comporte de charge intime, sociale et sociétale, et dans ce que ce qui résiste transmet de valeurs pour se rencontrer à nouveau… être à soi et au monde, et prendre place.

Leïla Quillacq, 2019.