Matalana* : devenir soi dans les entre-deux
Par Aude-Emmanuelle Hoareau
Texte critique
2017
« Qui suis-je si je ne suis pas ce que j’habite et où j’ai lieu », se demande Jacques Derrida ?1 . C’est une des questions auxquelles s’efforce de répondre l’artiste plasticienne Matalana2 .
Matalana est née à l’île Maurice en 1984, mais n’a pas pu y prendre racine. Ses parents ont émigré avec elle à Brazzaville, jusqu’en 1994. Le fait d’avoir vécu au Congo enfant, de s’y être plu, mais d’avoir connu la guerre civile et l’obligation d’un retour brutal à l’île Maurice, a nourri en elle des questionnements sur l’identité : comment s’intégrer à un pays qui n’est pas le sien ? Et comment se fait-il que dans son propre pays, on puisse se sentir étrangère ? Après Brazzaville, le retour dans son pays natal fut amer. Rentrer sans rien, avec ses vêtements et ses souvenirs et tenter de trouver sa place dans une société qui ne vous attend plus, est une tâche compliquée. Matalana a ainsi rencontré de nombreuses difficultés d’intégration, comme celle d’une langue anglaise parlée à l’école et qu’elle ne maîtrisait pas, un statut socio-ethnique qui la plaçait dans une situation précaire (les Créoles ou Mauriciens d’origine africaine, métissés ou non, se situent souvent en bas de l’échelle sociale et sont méprisés par les autres ethnies). D’où une estime de soi lourdement affectée, une envie d’apprendre contrariée : « J’étais au fond de la classe et les professeurs ne portaient pas attention à moi », explique-t-elle.
Après avoir travaillé dans le mannequinat, l’industrie de la mode et tenté sa chance en tant qu’artiste peintre, Matalana éprouve le besoin de partir pour échapper aux déterminismes socio-culturels de son île. La jeune femme s’installe alors à La Réunion, pour y poursuivre des études à l’École supérieure d’art de La Réunion (ESAR). C’est à la performance autour des questions de l’identité du migrant et de sa condition dans le monde qu’elle s’est alors adonnée, créant des espaces de transition, des entre-deux où l’on se met enfin à être soi.
Espaces de transition
Au travers de ses performances, Matalana investit des espaces qui ne sont pas des lieux mais des cadres, créant ainsi une nouvelle topologie, celle de l’entre-deux. C’est dans ces entre-deux qu’elle va tester la capacité du migrant, du voyageur et de tous ces individus qui se sont, à un moment donné, sentis étrangers dans leur environnement, à poursuivre leur marche dans un monde hostile. L’artiste qui, de par son histoire personnelle, ne possède pas de lieu propre au sein duquel s’enraciner, met en œuvre une esthétique des carrefours : des lieux où l’on passe et où le corps s’apprête à bifurquer, à changer de conduite et d’orientation. Au contraire d’un Francis Alÿs qui déplace un lourd bloc de glace dans les rues de Mexico, pendant des heures, jusqu’à la fonte totale de celui-ci (Sometimes Making Something Leads to Nothing, 1998), déambulant ainsi dans le lieu de passage qu’est la rue, Matalana ne s’empare que des lieux où l’on ne fait que transiter. Elle crée des espaces de transit expérimentaux.
Entendons les lieux comme des espaces déterminés par leur géographie et leur coloration culturelle. L’artiste ne se produit pas dans ces types d’espaces mais plutôt dans des environnements sans déterminations particulières (cour, salle d’exposition, salle sans identité spécifique). Ces espaces-cadres vont accueillir des objets comme des chaises, des cartons, une échelle … et servir de contenant à une expérimentation de soi. On pourrait parler d’espaces sans qualités, transparents comme la vitre sur laquelle elle écrase son visage (Glisser, 2015). À l’exception d’un lieu quant à lui très connoté culturellement : le lazaret de la Grande-Chaloupe. Il s’agit d’une bâtisse érigée au 19e siècle, à La Réunion, un lieu d’isolement et de quarantaine destiné aux populations immigrantes (esclaves puis engagés pour la plupart) ayant passé plusieurs semaines en mer. Mais ce qui intéresse surtout l’artiste dans cet emplacement, plus que l’histoire de l’esclavage et de l’engagisme auquel il est lié, est sa nature d’espace de transition pour des voyageurs déracinés, arrachés à leur terre d’origine et sur le point d’être balancés dans un territoire inconnu. Les espaces de l’artiste ont parfois une géographie, comme le bord de mer où elle se tient debout face au vent. Mais cette géographie est moins celle d’un pays particulier qu’une symbolisation des zones de départ et d’arrivée des voyageurs, de part et d’autre de l’océan.
Les espaces de Matalana sont des entre-deux, des lieux de transition où l’on fait une pause, où l’on se retrouve nu avant de se confronter, à nouveau, à l’inconnu. Confronter le corps à l’espace, ses matières et ses obstacles, pour se ressaisir en tant que sujet, individu en mouvement dans un univers hostile, tel semble être le processus entamé par Matalana dans ses performances. Ce qui va compter sera la confrontation du corps à des éléments présents dans cet espace. Le corps se positionne dans un cadre qu’il s’est choisi et se met en jeu dans sa force et sa fragilité. Il éprouve sa qualité de sujet dans un sas où il ne fait que passer, à travers des postures et des gestes. Il n’y a pas ou peu d’altérité dans ces espaces. Parfois, l’on se croise dans des ouvertures étroites, comme au Lazaret (performance de 2016), l’on joue ensemble à créer les empreintes de son visage, dans un bac à sable (Moris, Mada, 2015), l’on se confronte à un protagoniste qui nous retient la main pour nous empêcher d’écrire … Plutôt que des rencontres au sens fort du terme, nous préférons les voir comme des forces qui contraignent le corps, soit à l’inertie, soit au contournement, en tout cas à une adaptation à de nouvelles conduites. Dans le cadre de Moris, Mada, où deux jeunes femmes originaires de deux contrées différentes marquent l’empreinte de leur visage dans le sable, la rencontre n’a pas vraiment lieu non plus. Elles sont là, côte à côte, et expérimentent chacune le déploiement de leur destin.
En somme, le corps teste sa résistance en faisant effort contre les éléments, ou contre soi-même, il expérimente sa capacité à tenir en équilibre, entre résistance et fatalité. Car les entre-deux et sas de transition de Matalana sont des lieux où l’on reprogramme son être, comme lorsque l’artiste, pendue par les pieds au plafond d’une salle, reste plusieurs minutes en position méditative et dangereuse, comme si elle prenait le risque de mourir à elle-même pour renaître et repartir vers de nouveaux lieux d’accueil. Accepter de n’être plus rien pour pouvoir renaître et se reconstruire, encore et encore. Est-ce la métamorphose constante à laquelle est assigné le migrant ?
Une identité de posture
Nous pourrions dire, à la suite du philosophe Paul Virilio, que le sédentaire d’aujourd’hui est un migrant, un individu qui voyage sans cesse, de lieu d’accueil en lieu d’accueil. « Il est partout chez lui parce qu’il n’est nulle part là où il est, il est tout le temps en transit, connecté … 3 » Son identité ne se définit plus par son lieu d’origine mais par ses espaces de passage, ses expériences du chemin, ses choix de carrefour. Et chez Matalana, si quête d’identité il y a, elle est davantage de l’ordre de la posture, du positionnement de l’individu et de son corps dans un espace de transitions. Il s’agit notamment de tester l’aptitude du corps et de l’esprit à se tenir debout, malgré les difficultés, dans une stature verticale hautement valorisée dans nos sociétés, symbole de fierté et de prise en main de soi.
Dans ses performances, l’artiste expérimente la posture verticale sous différentes formes. Matalana est sur la plage, de profil à l’océan. Le vent souffle et le corps debout résiste, comme pour conserver cette droiture essentielle dans un monde où l’humanité des migrants est sans cesse mise à mal. Le corps ploie mais reste debout, prêt à retrouver sa posture initiale. La verticalité est testée comme condition sine qua non pour pouvoir repartir, franchir la ligne d’horizon. Elle repose sur l’idée d’équilibre, celle d’un corps qui va rester en place, malgré le fait qu’il soit soumis à des forces hostiles. Sa propre force confrontée à l’impact du vent annule au final les contraintes. Sa posture verticale sera gagnée de haute lutte. Le corps de l’artiste devient le porteur d’une verticalité un peu mise à mal mais qui s’oppose au vide de l’espace, à l’horizontalité de l’infini horizon derrière lequel se jouent des drames. La position debout, ici et maintenant, conjure l’incertitude et l’inquiétante quiétude de la ligne qui sépare l’ici du lointain.
Dans sa performance mettant en jeu une échelle et un échafaudage, qu’elle grimpe et redescend à plusieurs reprises (Eh ki libre, 2015), Matalana continue de jouer sur cette verticalité de la posture et sur l’équilibre du corps, qui se maintient malgré les obstacles. D’une manière générale, l’artiste joue avec les équilibres précaires qui sont, par analogie, ceux des existences ballottées par leurs mouvements migratoires. Tant que la posture verticale peut être rétablie, malgré les aléas, tout va bien. Debout ou à l’envers, pendue par les pieds (Danse, 2013), l’artiste reste droite. Menacée par la chute d’un galet suspendu au plafond juste au-dessus de sa tête (Fragilité, 2013-2016), la performeuse ne bouge pas et conserve sa posture d’une raideur impeccable (bien que sa tête soit légèrement baissée en réaction au risque encouru). Son air impassible aussi. Le test du migrant, prêt à conquérir de nouvelles contrées, est réussi. Mais l’épuisement le guette. Est-ce cela, le drame du voyageur inlassable ?
Dans Autoportrait, l’artiste déploie un autre type de verticalité, celui de l’expression et de l’état d’âme. Affublée d’une collerette en verres de plastique, atour de reine ou de bouffon, elle reste imperturbable, comme animée par une rectitude interne. L’expression du visage ne laisse transparaître aucune faiblesse. La tête est droite. On ne cède pas. L’artiste est concentrée et présente. Mais ses larmes finissent par couler. Ne pas ployer, telle est la matière d’une résistance qui devient lourde et presque impossible à porter. Quel est vraiment le sens de cet équilibre rigoureux, sachant qu’au final, il finira par rompre, à l’instar de l’organisme dont l’homéostasie ne peut se maintenir indéfiniment ? C’est là peut-être que le jeu des empreintes devient fondamental.
Dans la performance Empreintes de 2016, Matalana enfouit son visage dans le sable pour en conserver une trace, éphémère. L’expression d’une peur, d’une lassitude ? Le secret lui appartient. La posture s’inverse totalement, devenant celle d’une soumission agenouillée. Le corps a renoncé à sa fierté initiale, mais pour une autre fin : la trace de son idiosyncrasie. Singuliers, son visage et son corps témoignent de la force d’un vécu et d’une traversée de la vie. Rester soi par la force dont on aura témoigné, au-delà du temps de l’existence humaine, peut-être est-ce cela le secret d’une identité consistante.
Gestes de la résilience
L’artiste ajoute à ses postures tout un répertoire de gestes qui viennent enrichir la constitution de son identité de voyageuse.
Sur la plage ou pendue par les pieds, elle n’effectue pas de gestes qui viendraient parasiter la consistance d’un corps sentinelle, comme en veille, comme s’il s’agissait de garder pure la posture, de ne pas se déconcentrer, de pousser au maximum l’effort de résistance. Et pourtant, dans certaines performances de Matalana sont produits des gestes engageant le haut du corps, les bras, la tête qui s’enfouit dans le sable pour marquer son empreinte, ou même les jambes (dans une idée élargie du geste) qui s’enfoncent dans le sol. Plier et déplier des cartons (performance Plier-déplier, 2016) pour signifier les nombreuses arrivées et les nombreux départs des migrants, qui font et défont leurs bagages tout en n’amenant avec eux que le strict nécessaire, se pencher, se relever, poser des chaises pour s’y assoir (Fer louvraz, 2013), monter et descendre d’une échelle … tous ces mouvements répétés durant de longues minutes ajoutent de la rondeur à la posture du corps. Ils viennent comme casser sa verticalité. S’agit-il de briser ce corps fier et résistant ? Ou plutôt parler de lui dans les contraintes intimes qui lui sont imposées par sa condition, de par les mouvements associés à ses déplacements et qui, peut-être, changent sa façon d’exister ? Les gestes répétés peuvent modifier de l’intérieur nos comportements, a fortiori quand ils sont ceux d’une migration forcée. Le geste devient ainsi la manifestation d’une résignation, d’une fatalité. Répété moult fois, il se mue en automatisme. Il n’est plus la manifestation d’une intention, d’une force propre à l’être, à la jonction entre le sujet et son monde. Imposé de l’extérieur par des conditions de vie qu’on ne choisit pas, répété sans relâche, il manifeste plutôt une hétéronomie assujettissante.
Mais c’est dans cette répétition, peut-être, que l’échappement à la fatalité devient possible. Dans le geste répété s’introduit chaque fois une légère variation : pliage plus doux, plus brusque, plus rapide ou plus appuyé. Aucun geste n’est totalement semblable à l’autre. Par ce changement subreptice, l’individu se ressaisit de son idiosyncrasie, de ce qu’il est, de ce qu’il ressent. Et plus les pliages et dépliages seront nombreux, plus les montées et descentes se répéteront et plus se construira cet intervalle de changement et de différence, qui lui permettra d’exister en tant que sujet. Il inscrira alors son empreinte, celle d’une existence qui se sera singularisée dans l’expression d’un visage ou d’un pas dans le sol.
Aude-Emmanuelle Hoareau (1978-2017), 2017.
- Circonfession dans l’ouvrage de Geoffrey Bennington, Jacques Derrida, Paris, Seuil, 1991. p. 279 ↩
- Matalana est le premier nom d’artiste de KMVH. ↩
- Paul Virilio, Terra Nova. Rencontre avec l’un des plus grands critiques de notre nouveau monde numérique » issuu.com/culturemobile/docs/culturemobile_visions_paul_virilio. ↩