Bannir le vert
Par Caroline de Fondaumière
2019
Serait-ce le hasard ? Les films de Mounir Allaoui sont le fruit de résidences d’artiste dans des lieux forts de leur histoire et de leur valeur patrimoniale. Parcs et jardins sont le terreau d’une ample réflexion qui fournit à l’artiste un vaste champ d’investigation à la fois artistique, poétique, scientifique, historique et philosophique. Un coup de dés1
?
Ce sont sûrement des coïncidences qui ont permis au jeune vidéaste de sillonner la France à travers son patrimoine historique en qualité d’artiste et d’y résider en 2011 au Château La Borie, en 2015 au Parc Jean-Jacques Rousseau, en 2016 à la Saline Royale d’Arc-et-Senans et enfin en 2017 de retour à La Réunion où il s’imprègnera du patrimoine de l’île à L’Artothèque.
Ce sont cinq jardins, cinq « espaces verts » de cette couleur végétale qui apaise, celle de la nature.
Il n’est pas fortuit que le titre de cette exposition soit emprunté au célèbre et transgressif cinéaste japonais Nagisa Ōshima qui disait du vert qu’il adoucit le cœur des gens : « Le vert édulcore les sentiments des japonais. Cela m’a paru indubitable. C’est pourquoi j’ai totalement banni cette couleur2 ».
Le cinéma de Mounir Allaoui, épris de culture japonaise, s’est plutôt orienté vers l’esthétique tranquille des grands cinéastes comme celle de Yasujirō Ozu (1903-1963) connu pour ses films épurés et sobres à la recherche de sérénité.
C’est tout naturellement que l’artiste s’est plongé dans le vert qui sied à sa nature vagabonde et sa fantaisie poétique.
Le long des allées verdoyantes et des sentiers dissimulés, Mounir Allaoui promène sa caméra, balaie le paysage comme un peintre mélangeant ses couleurs. L’artiste nous rapporte des œuvres dont la légèreté laisse deviner la séduisante complexité à travers une constante formelle et esthétique.
En pénétrant dans cet univers végétal, l’artiste lance les fils que tissent art et nature.
L’imprévisible Parc Rousseau qui invite à la déambulation, à la découverte, contraste avec les jardins d’Arc-et-Senans ou du Château de La Borie.
Au XVIIIe siècle, à Ermenonville, le marquis René-Louis de Girardin, très marqué par la mode des jardins anglais, s’en inspirera pour créer ce jardin où Jean-Jacques Rousseau, dont il était un fervent disciple, fut inhumé. Les itinéraires n’y sont pas balisés, les points de vue multipliés, la perspective atmosphérique est celle de la peinture anglaise avec ses variations de feuillage, ses accidents du terrain, tout ce qui apporte une impression de naturel, d’une nature d’apparence non domestiquée.
Le jardin à la française, à l’inverse, issu quant à lui des modèles classiques, se retrouve à Arc-et-Senans marqué par une perspective optique, des formes géométrisées et rigoureuses.
À l’Artothèque, villa du XIXe siècle, on retrouve, sous les tropiques, l’inspiration néo-classique du jardin à la française par son dessin géométrique et sa symétrie qui avec le temps et par sa végétation luxuriante prend l’apparence d’un jardin anglais dans une combinaison originale qu’est le jardin créole.
Qu’il soit classique, anglais, français ou autre, les jardins sont tous des mondes clos où l’aspect informel et naturel est soigneusement cultivé. Le parc de l’Antiquité, espace clos annexé au domaine royal, offrait des réserves de chasse qui ont évolué avec le temps pour devenir des parcs paysagers.
Mais ce paysage, qu’est-il ? Le fruit de combinaisons aléatoires ? Le mot même de paysage n’existait pas dans l’Europe d’avant la Renaissance. Le paysage, le pays, le territoire appréhendé d’un seul regard est lié aux représentations artistiques. « Le paysage est en même temps réalité et apparence de réalité3 .» Il est la rencontre de notre subjectivité et la réalité objective de notre environnement.
Serait-ce accidentel, une redondance de l’artiste, alors même qu’il est en résidence dans ces jardins, au cœur du paysage, qu’il multiplie les vues du parc à travers le cadre d’une fenêtre ? La répétition du motif qui survient régulièrement dans chacun de ses films renvoie inévitablement à l’histoire de l’art qui voit apparaître le paysage par la fenêtre. Le paysage surgit ainsi pour la première fois dans la peinture européenne, en Flandre, au début du XVe siècle. La fenêtre dans le tableau encadre le paysage, elle institue le pays en paysage4
.
Dans les œuvres de Mounir Allaoui, l’enchâssement du paysage dans un tableau de paysage est aussi une mise en abyme que l’artiste renouvelle dans chacun de ses films créant une perspective différente, imbriquée, donnant une profondeur continue aux images.
Ces effets répétés de miroir bouleversent et perturbent. Cette autoréflexion plonge le regard dans la confusion. Et c’est précisément le regard qui artialise le pays en paysage5 . C’est, selon Alain Roger, l’art qui conditionne notre perception du réel en proposant ses modèles. « Nous sommes à notre insu, une immense forgerie artistique et nous serions stupéfaits si l’on nous révèle tout ce qui, en nous, provient de l’art. Il en va de même pour le paysage, l’un des lieux privilégiés où l’on peut vérifier et mesurer cette puissance esthétique6 ».
On se souvient d’une conférence de 1914, où Marcel Duchamp affirmait : « Ce sont les regardeurs qui font les tableaux ». Et même si Alain Roger renverse cette position avec la notion d’artialisation, n’en demeure pas moins une réciprocité, une interaction entre le regard et la chose regardée que la science moderne a démontré à travers la physique quantique7 .
Ces espaces verdoyants, ces jardins d’expérimentations visuelles, Mounir Allaoui les enracine dans la terre.
L’artiste a fait sien le plan « tatami » du cinéaste Yasujirō Ozu. Les jardins sont surpris au ras du sol, dévoilant une image réduite du monde où la vie s’organise à son propre rythme, tantôt lent, tantôt rapide. Les parties du jardin qui échappent aux travaux du jardinier, les herbes oubliées et les petits animaux, offrent parfois un ballet appliqué, ou encore une activité frénétique, une vie différente, un autre monde ou encore un autre paysage marqué par la liberté, l’imprévu et la fantaisie. Un monde en petit enfoui dans le jardin, lui-même microcosme. Dans sa déambulation, l’artiste s’attarde sur une pierre seulement animée par le fil d’une araignée qui ondule avec les mouvements de l’air (Arc-et-Senans), il fait une pause et ses plans fixes évoquent un tableau, une estampe, une nature morte. Mais déjà la caméra pointe le ciel bleu parsemé de nuages cotonneux tel Le Fuji par temps clair d’Hokusai8
. Un moment de respiration qu’il puise aussi dans la mémoire des envolées célestes des films de Hayao Miyazaki.
Mounir Allaoui dresse une cartographie des jardins, de ses espaces. Il explore ses dessous, ses dessus et ses marges. Lorsqu’il se place aux abords des bâtiments, il poursuit sa quête spatiale en confrontant le dedans et le dehors, métaphore de l’être et du non être9
. Le jardin se construit à l’image de celui qui l’élabore. Il en est son prolongement. Il requiert une activité souvent mécanisée que le cinéaste observe avec attention et quelque humour.
La douceur poétique de Mounir Allaoui est perceptible lorsqu’il porte son regard sur la verte végétation et le ciel bleu. Il affirme sa position en s’arrimant aux antipodes du sulfureux Nagisa Ōshima qui s’était interdit, dans ses films, le vert facile et le ciel rassurant.
Cependant, le vert n’a pas toujours été apaisant. Jusqu’au XVIIe siècle il était associé à l’excentricité. Son caractère transgressif et turbulent lui venait d’une technique mal maîtrisée pour le fixer. Le vert instable est de nos jours encore exclus des théâtres en raison de sa chimie qui la rendait dangereuse autrefois10
. Si le vert est aujourd’hui symbole de paix et de nature c’est qu’il est affaire de perception. « La perception des couleurs n’est pas un phénomène naturel, anhistorique, ni d’emblée individuel, mais d’abord une activité culturelle, collective, historique11
». La perception est aussi affaire de cognition.
Georges Roque distingue le plaisir que procure la couleur chez celui qui la regarde et la méfiance chez ces mêmes peintres du début du XXe siècle qui furent pourtant et avant tout des coloristes12
. Il l’a relevé également chez des photographes, alors pourquoi pas chez ce cinéaste japonais chez qui : « On pourrait considérer cette crainte comme la peur d’une couleur qui perde sa nature de signe en n’étant plus que signifiant, signifiant pléthorique ne renvoyant plus à rien qu’à lui-même13
».
Mounir Allaoui retourne le postulat de Nagisa Ōshima pour s’immerger dans le vert végétal et le bleu aérien, tel le lotus qui plonge ses racines dans la vase pour s’élever et s’épanouir au-dessus des eaux, à l’air libre et au soleil.
Indiscipliné, l’artiste suit son imaginaire, s’adonne aux plaisirs du jeu, aux divagations poétiques en inversant constamment les concepts.
La confrontation est permanente dans le travail de Mounir Allaoui. Il interroge l’histoire du cinéma, juxtapose image fixe et image en mouvement, nous rappelle l’illusion dans la perception du mouvement par la multiplication d’images fixes depuis les Chronophotographies d’Eadweard Muybridge en 1880.
L’installation vidéo intitulée Arrêt sur l’Eden (2019) projette un film d’une minute quinze fractionné en six parties diffusées sur des tablettes numériques qui nous plonge dans les profondeurs d’un jardin paradisiaque où la femme est immergée dans la nature, le feuillage dense et l’eau limpide. A chacune de ces tablettes est associée une capture d’écran imprimée sur papier. Le temps très court de la vidéo - quelques secondes - fait face à l’image fixe. Il y a dans cette œuvre une réelle volonté de briser l’illusion du mouvement et de se jouer des représentations, brouillées dans les films et lisibles sur la photographie.
Avec Arrêt sur l’Eden, la présence du vidéaste est sensible dans les tremblements de la caméra qui suspend le jardin dans le temps par des arrêts sur mouvement. Le jardin de l’Eden se fige un instant. L’instabilité de la caméra portée révèle l’incursion de l’artiste dans l’image, toujours présent dans les autres films (Parc Rousseau, La Borie, Visite à la Saline royale, Artothèque).
« C’est le regard subjectif, l’implication personnelle, la présence subtile du filmeur qui en fait une œuvre d’art délicate, c’est en quelque sorte un film miroir qui nous informe autant sur le cinéma que sur l’artiste, ses regards, ses sentiments, ses méthodes, sa culture, sa poésie, ses rêveries, sa « mythologie personnelle14
». La douce attention portée à cette jeune femme observée dans une nature qui l’enveloppe et dans laquelle elle se fond parvient à nous convaincre qu’elles sont inséparables. L’humain fait partie de la nature. À n’en pas douter, si la performance de Mounir Allaoui, Arrêt sur l’Eden, délaisse la couleur pour aller vers le sépia ou le noir et blanc c’est bien que l’artiste, lui aussi, fuit cette distraction pour aller vers l’essentiel.
Dans ce jardin de l’Eden, l’artiste nous rappelle également que le paradis des musulmans15
, dont la religion naît dans le désert, est vert.
À la couleur verte s’attache, dans le sud de l’île, le bleu du jardin maritime.
À Saint-Pierre, un deuxième espace d’exposition lui permet de confronter non plus l’image en mouvement et la photographie, mais cette fois-ci, ce sont cinq vidéographies qui renvoient à la matérialité de la peinture. Cinq peintres16 ont accepté de participer à cette installation vidéo en se mettant en scène, en étant filmé pendant la réalisation d’un tableau. Le même point de vue - un bord de mer - presque la même image à la fois filmée et peinte. Les médiums différents s’associent et ouvrent un dialogue entre la matière de la peinture sur toile et l’immatérialité de la vidéo, entre la présence réelle et son image. Cette œuvre présente le même sujet abordé de multiples façons. La représentation réaliste de la nature par les cinq peintres avec leurs techniques picturales propres, propose un paysage identique et le cinéaste, quant à lui, filme au même endroit les cinq tableaux en train de se faire, les images se fondant parfois les unes dans les autres : c’est le jardin maritime dans tous ses états. Une inversion sans fin entre l’artialisation du paysage et l’imitation de la nature.
Le réel est mis à mal par Mounir Allaoui qui dans ses films pointe ses failles, la réalité est trempée dans les profondeurs de cette gigantesque et extraordinaire mise en abyme et trompée par la multitude des illusions d’optique.
Mounir Allaoui, tel un ludi magister17 , jongle avec les regards, frôle l’absurde, lance le réel, reprend l’histoire de l’art, envoie l’observation quantique, ramène l’espace et la musique, se détourne et se joue des inversions avec les images dans un tourbillon étourdissant où la vie sur terre se rapporte à l’univers et aux aléas cosmiques.
Caroline de Fondaumière, historienne de l’art, extrait du catalogue Bannir le vert, mars 2019.
- Stéphane Mallarmé, Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, 1897 (pour sa première édition). Allégorie du passage d’un monde de certitudes vers un univers d’aléatoires. ↩
- Nagisa Ōshima, Écrits, 1956-1978. Dissolution et jaillissement, Cahiers du Cinéma, éditions Gallimard, 1980 ↩
- Augustin Berque, Les raisons du paysage, de la Chine antique aux environnements de synthèse, éditions Hazan, 1995. ↩
- Ibid., p.106 ↩
- L’artialisation est un concept défini par Alain Roger qui s’applique à démontrer l’intervention de l’art dans la transformation de la nature. Alain Roger, Court traité du paysage, éditions Gallimard, 1997. ↩
- Ibid., p. 16 ↩
- La physique quantique montre que la réalité est interdépendante de la conscience humaine. L’observation consciente en est la clé. La pensée crée la réalité. ↩
- Estampe de 1830 aussi appelée Le mont Fuji rouge qui appartient à la série Les trente-six vues du Mont Fuji ↩
- Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, éditions Presses universitaires de France, 1957. ↩
- Michel Pastoureau – Dominique Simonet, Le petit livre des couleurs, éditions du Seuil, 2015 ↩
- Georges Roque, Art et science de la couleur, Chevreul et les peintres de Delacroix à l’abstraction, éditions Gallimard, 2009. ↩
- Georges Roque, Remarques sur l’hédonisme des couleurs et leur autonomie, in Technè, n°24, 2016. ↩
- Ibid., p. 27 ↩
- Caroline de Fondaumière, Cinéma, documentaire, œuvre d’art ? in Première expo … Et après, catalogue d’exposition, éditions Artothèque du département de La Réunion, 2017. ↩
- Mounir Allaoui porte en lui une culture musulmane bien que ses croyances ne l’y attachent pas. ↩
- Charly Lesquelin, David Saminadin, Donald Eaton, Jean- Paul Apataude, Pierre-Paul Bellemène ↩
- Hermann Hesse, Le jeu des perles de verre, 1999, éditions Librairie Générale Française. ↩