Dans l'épaisseur du temps …
Par Pierre-Louis Rivière
2000
Ce qui me surprend le plus dans toute cette histoire, c’est la tournure qu’ont pris les événements. D’abord, on réunit deux artistes. Pas innocemment, bien sûr ; quelque chose les rapproche, les rend familiers l’un à l’autre, dans leur manière de manier les matériaux, leur goût pour des matières domestiques, les farines comestibles, le tissu, les teintures naturelles, les épices, la cendre, la terre omniprésente. On les rapproche à cause de la sensualité commune qui se dégage de leur travail. Très vite, on se rend compte que l’un et l’autre parlent d’autre chose, qu’un autre propos les réunit que l’on ne soupçonnait pas. Qu’il s’agisse de la transformation de la matière par exemple, des lentes mutations qui l’affectent, ou du rôle de la terre qui imprègne, dégrade ou conserve, cette terre dont les strates enferment les fragments du temps prêts à ressurgir. L’archéologie est une science patiente. Avec la psychanalyse, elle partage la lenteur attachée à la recherche des vestiges de notre histoire. Elle cherche elle aussi dans les profondeurs les traces du passé, met au jour ce qui a été enfoui, ce qui a disparu dans les couches du temps. Elle nous rattache par là à un autre temps, un temps disparu, celui de nos origines. Ce qu’elle donne à voir exerce toujours sur nous une curieuse fascination, créée sans doute par la très grande distance qui nous sépare des objets qu’elle exhume, par leur étrangeté. Pourtant, tout à la fois, nous sentons bien que rien de tout cela ne nous est, à franchement parler, étranger. Nous reconnaissons des ustensiles, un vêtement, les restes d’un foyer ; nous imaginons aisément la présence invisible de simples humains comme nous, proches de nous, au-delà des bouleversements technologiques. C’est cette tension entre le très éloigné dans le temps, l’apparemment inconnu, et le si proche de nos habitudes quotidiennes, si reconnaissables, qui déclenche le charme complexe qui opère lors des expositions archéologiques. Le même charme nous tient lorsque nous découvrons, oubliée entre les pages d’un livre, une photographie de nous-même enfant, si éloigné d’aujourd’hui et pourtant nous collant à la peau à cause de l’identité indiscutable.
Évidemment l’image a pâli, les objets tirés des replis de la terre se sont dégradés, leur matière s’est altérée et notre passé est forcément un champ de ruines. Mais si cette vision nous rend triste et nostalgique, elle nous apaise un peu en nous situant dans le désordre du monde. Et puis, si les traces sont trop effacées, nous avons toujours le recours de nous inventer une filiation, de choisir nos ancêtres, de les créer à partir de bribes ou même de toutes pièces. Nous avons la liberté de parcourir l’espace et le temps, de nous inventer dans son cours incessant, de construire notre rapport au temps qui fuit, avenir et passé compris. Construire, inventer, chacun de nous s’y efforce dans son coin, chacun de nous organise comme il peut ses petits arrangements, puisque décidément chacun doit se débrouiller avec la cendre des morts. Ce que nous voyons dans les installations que nous proposent Térésa Small et Gino Guédama, ce sont des objets « merveilleux », reconstitutions patientes d’un temps lointain, réminiscences inventées d’un temps originel avec lequel on cherche une ré-affiliation réconciliatrice, ou encore fiction roborative et espiègle d’un temps inconnu ou pas encore connu. Ressurgissement d’un quotidien enfoui, les œuvres seraient comme autant d’objets réapparus aux cours de fouilles imaginaires. Formes à la fois proches et singulières, fascinantes comme ces objets extraits des couches du passé, fossiles, et pourtant familiers, empreints d’une étrange proximité avec notre expérience la plus quotidienne, nos sensations domestiques des matériaux, des odeurs, des couleurs.
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Épingles et fibules, 2000
Fils de cuivre , pierre semi précieuses de Madagascar, cheveux.
À partir des bribes de l’origine qu’il se réapproprie, l’un invente des objets que l’on pourrait imaginer tout juste retirés de la terre. Ils sont donnés comme des Sceptres, symboles de puissance royale, rappels d’un pouvoir ancien, et immédiatement l’artiste les nomme Bâtons de parole, affirmant son désir d’être un médiateur attentif nous rabibochant patiemment avec nos origines, lui ou nous, puisqu’aussi bien ces sceptres sont à ramasser et chacun pourrait s’en saisir s’il savait en faire bon usage. Les Dessins divinatoires, appelés aussi paysages mentaux, associés au travail nous guideraient vers une piste malgache, celle de la permanence du pouvoir du Mpanandro, et à la fois vers le chemin plus secret des interrogations intimes de l’artiste face à son propre désordre, son chaos présent : ces formes aléatoires tracées sur des couches superposées de papier de riz aussi fragiles que la texture des rêves.
Dans le même instant, ce que nous voyons nous ramène à notre quotidien le plus ordinaire : farines de riz, de maïs, charbon, cendre, terre, les matériaux et les couleurs sont ceux de la maisonnée, le jaune safran, le blanc, l’ocre, le gris. Et comme pour parfaire cette proximité, les parfums d’épices imprègnent encore la matière, renvoyant à la tendresse maternelle, au foyer domestique, odorant, continuant à vivre donc, qui pourrait reprendre vie à l’instant comme on le rêve des cellules de mammouth que l’on ramène de Sibérie, congelées depuis tant de temps au cœur des glaciers millénaires. Comme ressurgissent, inconsciemment dans nos comporte ments d’aujourd’hui, au milieu du brouhaha des automobiles et du bruit de la télévision, des attitudes anciennes, des gestes, des compor tements, des peurs dont on ne sait plus clairement l’origine. Si Gino Guédama a fabriqué un jour d’étranges objets destinés à guérir la terre, il tente cette fois de se faire guérisseur de temps, simple Mpitaiza ou plutôt un peu Mpanandro, devin, puisque, proprement, il tente de maîtriser le temps, de l’apprivoiser. On retrouve cette curiosité pour la géomancie originelle dans le choix de ses matériaux de prédilection : farines, cendres, ces oxydes métalliques qu’il prépare lui-même grâce à une patiente alchimie, et enfin l’élément primordial, ny-tany, fondement de l’origine : la terre.
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C’est aussi de la terre que Térésa Small retire les vêtements étranges qu’elle nous propose, de la gangue protectrice de quelque tourbière nordique qui les aurait conservés passés, mais intacts et merveilleux à nos yeux. Il était à prévoir qu’à force de fréquenter la scène, ses rôles et ses « déguisements », qu’elle dessine et coud, elle en vienne à se prendre elle aussi au jeu. Elle y entre de plain pied en construisant patiemment, point après point l’histoire d’un autre temps, donnant naissance à ces vêtements étonnants à la fois par leurs matières et leurs couleurs, venus de temps très lointains, et par leurs formes qui supposent d’ énigmatiques humains.
Ici se dessine clairement la fiction archéologique à l’œuvre dans le propos, et dans la forme même de l’installation qui adopte les règles de la présentation scientifique pour montrer les objets exhumés d’un temps indéfini, suggérant seulement un très lointain futur, un stade inconnu de l’évolution humaine au cours de laquelle nos pieds seraient devenus minuscules et notre taille immense, nous-mêmes après des millénaires de mutation. Et en tension avec cet éloignement, là encore, la proximité, la familiarité des objets et de leur fonction : sandales, parures, costume nuptial ou robe de maternité. Familiarité des couleurs aussi : le safran, les teintures naturelles dont la recherche occupe l’artiste depuis des années, la terre toujours qui imprègne le tissu de cette lourde robe de grand voyage à la solennité funéraire, le matériau utilisé, ici le lamba-mena, nous le suggérant discrètement. Le vestiaire nous étonne par la richesse décorative, les formes étranges et les matières délicatement ouvragées, et pourtant il nous rappelle la garde-robe domestique, les coquetteries quotidiennes d’aujourd’hui, et le rapport au temps apparaît ici volontairement ludique. Si l’un se veut un peu devineur, l’autre se fait conteuse. Mais l’un et l’autre jouent de la fragilité de la matière, de sa transformation lente, de sa dégradation, des mutations étranges qui adviennent, toutes choses qui sont précisément le travail du temps, et dans l’aller-retour entre un temps si éloigné de nous, enfoui, où passé et futur se mêlent, et notre temps présent, l’un et l’autre se postent comme les passeurs malicieux, attentifs et patients.
Là, l’artiste, se livrant à une étrange archéologie des décombres d’un futur très ancien, nous offre des objets comme ramenés des profon deurs, de la terre ? … de notre inconscient ? … au bord de la disparition, menacés de dégradation, fragiles et par là même précieux, et partant, que l’on ressentirait confusément comme essentiels, peut être parce qu’ils témoigneraient d’un temps presque effacé de nous-mêmes qui affleurerait au bord de notre conscience. Un univers resurgirait par bribes, recouverts de l’épaisseur d’étrangeté que le temps dépose sur les choses, et simultanément il adviendrait une confuse reconnaissance de nous-même.
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Robe en bandes de tarlatane assemblées, teinte dans les pigments et la cendre de bois.
Coiffe de 6 m de long en cheveux tressés et cauris
Sandales à traînes brodées au point de Bayeux.
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