Frac-cassant

par Anne-Gaëlle Hoarau alias Ann’Oaro

2018

Le Monde gisait au milieu de ses propres cadavres. Il y en avait des milliers.

« la mort reste dans le couperet de la guillotine, songeait l’ombre vaguement.
L’oiseau est comme l’homme, il ressemble à un caillou. »

L’ombre ne se ressemblait pas. Son mouvement était fluide et immémorable. Elle se tenait au coin d’une bâtisse en pierre de l’époque coloniale, dans le sillage d’une sculpture étrange, faite de nids d’oiseaux suspendus par des fils de nylon.
Dehors, il pleuvait des torrents suifés de journaux par milliards de pages. Et on rêvait d’y mettre le feu. Un brasier intense. Le Monde, c’était fini. Le Quotidien aussi. Et le Journal de l’île.
La mort aux papiers, aux guerres et aux apparences.
Dans son refuge, ruines de pierres à ciel ouvert, l’ombre dessinait sur les murs son cas informe. Elle ne s’arrêtait pas. Elle tournait autour, déni. Au centre de sa danse, braillaient les vanités honnies, de toute leur abrupte mémoire catacombe.

« chacun va tour à tour du sang au deuil » récitait l’ombre pour elle-même.

En face de sa bâtisse, des mouches et des nacos s’apprivoisaient maladroitement. L’encens montait d’un coco enfumé dans le gris intermittent des chutes de papiers. Un étrange silence régnait sur une foule tassée serrée, tendue, comme parée à décharger un pogo maloyable rageux et plein de honte. De partout montaient cris et éclats de voix, pressions de salives entre les dents, coups de coudes et chars d’injures. Les cuisses et les nuques se touchaient, éclectiques. Des commères enceintes, de vieilles bourriques ridées, des pépés pleins de diabète, des enfants morve au nez, de sombres poupées adeptes de la communication non-violente, des hipsters à la mode du zéro déchet. Du beau monde, bienveillant, pétri de bonne volonté. Tout cela se rendait coup sur coup dans un seul mouvement presque imperceptible, poussant le délire jusqu’à en vomir les miasmes d’une révulsion de la cornée.

Des nuages bas et sombres grattaient le ciel d’hiver austral. Depuis une bonne dizaine de minutes, il neigeait en continu des feuillets de bêtises sur les différentes bâtisses du Frac de Stella. La foule catatonique figeait chacun de ses élans de rage et de peur. Il voyageait des uns aux autres une espèce de spasme épileptique. L’ombre, dans son beurre, suivait la performance du public, l’hystérie rieuse. A ses côtés, matières beuglantes et aphones, les nids d’oiseaux exposés singeaient ce public Frac-cassant.

Il était un peu plus de seize heures, le dix-huitième jour du mois de mai. Les dernières pages venaient de tomber. Un amas de papier gris, d’encre noire. Un tapis épais soudant les jambes de tous en une seule, un seul gros pied uni dans la névrose. La sculpture de XD regardait ce gros pied, cet unique cheveu, de tous ses nids d’oiseaux en forme de crâne se balançant amorphes.
La surprise avait beau être passée, de temps à autre de nouvelles rafales de feuilles s’abattaient sur le public rendu euphorique. Chaque fois que cela se produisait, comme hypnotisé, il y circulait un frisson, une sale piqûre de rappel, une couche de plainte s’y promenait, décollée brusquement au scalpel de la honte.

Public Frac-cassé. Il était vaincu. Du moins ça avait l’air de ça. Et l’ombre de la sculpture le fixait encore. Des alliances improbables s’étaient forgées, des mégères aigries liguées d’une mimique de mascara bon marché à un pétard en talon aiguille, des yeux de vieillards torves liés à ceux d’une fratrie patriotique. Deux sœurs religieuses de la paroisse des Avirons s’étaient déplacées et erraient d’un air contrit parmi les mauvaises âmes peut-être en quête d’absolution. Bientôt céderait la lumière au crépuscule. Les milliards de ventres soudés attendaient du ciel que les buvards crèvent.

« je suis en train de mourir » se disait l’ombre. « Invariablement. Je meurs. »

Soudain, le pied uni de la foule furieuse se délita. Cellule par cellule, les groupes se diluaient. Et le jardin du FRAC fut vidé en peu de temps. Les discours, les raffuts, les messes-basses et les bouches pleines de cocktails s’étaient évaporées d’un battement de cil. Seul restait XD, le regard perdu, errant d’un cadavre de journal à un gobelet en plastique, serrant dans ses doigts les souvenirs de mains empressées et de tapes dans le dos. L’ombre l’attendait, lui, son verdict, son approbation, sa validation, le droit d’exister, de le suivre.
Il ne lança pas un seul regard à sa sculpture puis s’en alla.

L’ombre était condamnée à l’exil, condamnée à sa déchéance, à accueillir l’effet du temps qui sans cesse viendrait la dévorer de mille façons, déliter la matière braillarde et sclérosante, s’y répercuter inlassablement. Tomber en ruine, en morceaux, s’agglutiner ensemble, se désagréger et jouir de cette danse de putréfaction en la rythmant. Beat techno. Lumières passantes, phares de voitures, danse forcée. Tel était maintenant son destin d’ombre exposée, arrimée à la gueule branlante du territoire de zérbaz sec.

Vanité honnie 1.2 - Processus in vivo, 2018-2019
Installation in situ au long cours, 365 nids d’oiseaux Bélier, technique mixte, fil de nylon, compost, terre, graines.
Image extraite du film.
Jardin de la maison Dussac, FRAC Réunion, Piton Saint-Leu.
Avec la coopération technique audiovisuelle et informatique de Cyril Kawenski