Yassine Ben Abdallah

UP. 03.06.2025

Ombre blanche

Ombre Blanche, 2024
Porcelaine de Sèvres, or 24 carats, hauteur 32 cm, diamètre 26,5 cm.
Photographies © Souleymane Bachir Diaw

Vues d’atelier


« Vase Varangue et Ombre blanche reposent toutes deux sur la technique de la porcelaine, cet art connu des Chinois depuis le 7ème siècle qui enflamma l’esprit des têtes couronnées de l’Europe entière quand Marco Polo en rapporta de son voyage en Chine au 13ème siècle. Ce ne sera qu’au 18ème siècle, que l’Europe percera le secret de la technique de la céramique blanche, fine et translucide, devenue depuis un objet de désir et de collection, un cadeau de mariage et d’échanges diplomatiques.

Avec Vase Varangue, Yassine Ben Abdallah fait converser deux techniques qu’une hiérarchie de classe oppose : l’artisanat populaire du tressage de vacoa et l’artisanat d’art de la porcelaine, et deux espaces, la véranda, ce salon d’extérieur des grandes maisons créoles blanches où les services en porcelaine marquaient le statut social et racial et l’arrière-cour où se tressaient les objets en vacoa, un art pratiqué par des femmes de classes populaires. Deux matières, l’une minérale et fragile, l’autre, végétale et solide, deux couleurs, le blanc, signe de la pureté et le brun d’une impureté, selon la nomenclature raciale de l’Occident. Deux mondes qui s’affrontent car marqués par l’inégalité sociale et raciale qui les définit et l’espace liminal qui les met en contact. Le monde de la vanne en vacoa à la fois coupe et tient le monde de la porcelaine, mettant en lumière ce qui est souvent invisibilisé, l’apport des peuples non-européens au monde “ blanc ”. 

Il n’était pas rare de trouver dans la vaisselle française — sucriers, soupières, assiettes, tasses à café — des représentations de personnes esclavisées. La soupe pouvait être versée sur des êtres humains noirs enchaînés sur fond de champs de canne à sucre, le café pouvait être servi avec un sucrier rendant hommage à l’esclavage qui de fait, rendait possible l’accès à une marchandise si désirée. Ainsi, était normalisé un crime contre l’humanité. Découvrant cette éducation au racisme par la vaisselle, c’est-à-dire dans des objets usuels et familiaux, Yassine Ben Abdallah a voulu faire apparaître comment se fabrique ce qui est visible et ce qui est invisibilisé. Ombre blanche est une réplique du vase de Clermont, souvent utilisé comme cadeau diplomatique car symbole de l’excellence à la française, assemblé à l’assiette Diane, une des pièces du service de l’Élysée. À l’intérieur de cette porcelaine translucide, Yassine Ben Abdallah a fait graver des figurines racistes qui ornaient la vaisselle de la bourgeoisie. Pour les voir, il faudrait briser le vase. L’artiste nous invite à comprendre que ce que l’Europe voudrait cacher, sa responsabilité devant les siècles de traite et d’esclavage colonial, est là, juste sous la surface. Point n’est besoin de chercher loin, il faut juste réapprendre à regarder ce qui est sous nos yeux. »

Françoise Vergès
Extrait de À l’ombre de l’empire, 2024
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