Abel Techer, des bibelots pour étendard

Par Victorine Grataloup

2024

Du travail d’Abel Techer, le public a surtout vu les autoportraits peints — notamment à l’occasion de ses quatre expositions personnelles à ce jour, en France hexagonale et à La Réunion1 . Inlassablement, qui le connaît retrouve ses traits dans ses toiles aux titres volontiers laconiques2 , un ensemble constitué depuis 20153 et toujours en cours.
Prenons l’un des premiers tableaux de la série, Sans titre (2015) : très légèrement décentré vers la droite du cadre, le buste nu de l’artiste au visage apparemment inexpressif nous fait face sur un fond bleu-gris vaporeux et lumineux, sans profondeur, où l’espace ne se devine que par trois éléments qui tous se situent en bordure. Deux crochets muraux, dont l’un soutient deux pompons rouge et blanc, et un coin de table sur lequel sont posés des ciseaux. Bien sûr, les pompons et les ciseaux doivent se comprendre de concert : ensemble, ils évoquent symboliquement la castration, d’autant que le bas du corps est hors champ et que le jeune homme se pince fermement les mamelons, muant ainsi son torse en seins féminins. « Le geste de pincer la poitrine rejoint l’idée de la performativité du genre élaborée par la philosophe américaine Judith Butler. […] Il s’agit de questionner les enjeux entre le corps biologique et le corps social », indique Abel Techer dans son portfolio.
La question du genre et la mise en scène d’une fluidité queer vont rester centrales dans tout le corpus des autoportraits. De l’histoire de la peinture, l’artiste ne retiendra pas seulement les techniques de peinture à l’huile (notamment le glacis), mais encore l’usage d’objets et de symboles pour informer le sujet (nous avons évoqué les pompons et les ciseaux).

Sans titre, 2015
Huile sur toile, 80 x 100 cm.
Collection FRAC Réunion

Plus récemment, Abel Techer apparaît tout aussi reconnaissable dans ses travaux vidéo (composés d’images filmées et de 3D), qui comportent des scènes d’autoportrait et prolongent formellement sa peinture. Il travaille en effet à ce que les deux médiums se répondent mutuellement, à « faire entrer la peinture dans le virtuel ou le virtuel dans la peinture4  ». Les arrière-plans y sont sensiblement les mêmes aussi : on retrouve dans la vidéo Makota (en cours de réalisation) le gris bleuté céleste évoqué plus haut. Sur ce fond, coupé par le cadre, se détache le corps de l’artiste à quatre pattes et qu’une machine vient traire. Les six pompes laissent imaginer six mamelons voire mamelles, alors que malgré l’irritation provoquée par la succion mécanique le visage d’Abel Techer reste de marbre. Le velouté de sa peau traitée en 3D est proche de celui obtenu au pinceau. « Makota, écrit Abel, tire son origine du malgache makota/maloto qui signifie “sale, impropre”. […] C’est un terme qui s’est au fil du temps créolisé […]. C’est par le prisme de cette ambiguïté du terme makot, les contaminations et les entre-deux qu’il suggère, que j’ai choisi d’aborder les notions d’identité, de pratiques populaires, de sexualité et de corps dans cette vidéo5 . » Bien que l’œuvre ne soit pas encore achevée, elle me semble déjà être un tournant dans le travail d’Abel Techer, à tout le moins une entreprise de synthèse ambitieuse.

Makota, en cours
Captures d’écrans de travail.

Pierre-Louis Rivière, écrivain et ancien enseignant d’Abel à l’École supérieure d’art de La Réunion6 , avançait en 2021 dans un texte monographique sur celui qui fut son étudiant que l’œuvre de l’artiste excédait largement « la simple question contemporaine, directement lisible, du genre. Des liaisons souterraines ne cessent de relier sa peinture à de plus vastes contrées, irriguées par l’inconscient vivace des sociétés créoles7  ». Or c’est bien là le projet de Makota : le corps de l’artiste n’apparaissant plus dans la vidéo que par intermittence, dans certains plans et non dans tous, il est comme périphérisé par rapport à la peinture, il devient un sujet parmi d’autres.
Les objets qui jusque-là, en peinture, composaient le « décor, ou faux décor8  », comme Abel décrit ses arrière-plans habités en soulignant leur importance, peuvent ainsi passer au premier plan. Une séquence verra par exemple des dizaines et des dizaines de cigarettes, disposées en cercle au sol, se consumer simultanément dans une fumée dense et grise ; précédant ou suivant un autre plan composé comme une nature morte de fleurs et d’allumettes encadrant ce qui semble être le bouchon d’une flasque d’alcool fort. Lors de notre entretien, Abel Techer m’explique qu’il s’agit d’éléments centraux dans les rituels profanes qui se déroulent presque chaque nuit sur la tombe de Sitarane dans le cimetière de Saint-Pierre. Simicoudza Simicourba, dit Sitarane, est arrivé en 1889 à La Réunion du Mozambique ou des Comores dans le cadre de l’engagisme », pratique par laquelle étaient exploité·es des milliers de travailleur·euses immigré·es, qui s’est principalement développée après l’abolition législative de l’esclavage sur l’île (en décembre 1848) tout en en prolongeant une part importante des pratiques, jusqu’à son interdiction dans l’entre-deux-guerres. Ayant fui — ou faut-il dire marronné —, Sitarane devint cambrioleur et meurtrier avant d’être condamné et guillotiné en 1911. Considéré par la mythologie réunionnaise comme un sorcier, il fait l’objet d’un culte vivace.
Pour qui sait comprendre les plans de Makota renvoyant au culte de Sitarane, la séquence de traite (le mot pèse ici de toute sa polysémie) ne dénote plus seulement la question du genre, mais aussi celle de l’exploitation. Mais chez Abel Techer, jamais d’interprétation univoque : c’est l’image d’un « humain animal nourricier qui va faire perdurer la bâtardise, nourrir l’impur9  ».

Jardin, 2021
Huile sur toile, 160 x 180 cm.
Photographie © Jérome Michel

La machine de traite prolonge le corps comme une forme de prothèse productiviste. En miroir lui répond une autre machine présente dans l’iconographie d’Abel Techer : la fuck machine. Elle apparaît semble-t-il en 2021, sur des toiles et dessins. Le tableau Jardin (2021), par exemple, « est une transition tant dans la peinture que dans le volume, par le passage de la représentation du corps vers la représentation de la machine. […] Il s’agit de machines sexuelles qui vont petit à petit supplanter la présence du corps et suggérer son absence10  ». Ainsi, dans la peinture également, le corps et l’autoportrait quittent progressivement leur centralité. Dans ce Jardin vespéral et inquiétant, les fuck machines sont combinées aussi bien à la tête de licorne centrale qu’aux palmes du décor/arrière-plan. Tout repose sur la prothèse, l’animal légendaire de même que le paysage. C’est que l’un comme l’autre ne sont que fantasmes : les palmes et palmiers, que nous retrouverons associés aux fuck machines dans l’installation Percer le ciel, les jardins ont une fuite (2023), intéressent Abel Techer en ce qu’ils sont les archétypes d’une certaine projection occidentale sur les îles tropicales. De son installation, Abel écrit qu’elle formalise « la tension du lieu entre la production de richesses et la soumission des corps et les systèmes de production culturels et symboliques ancrés dans la répétition d’images types […], d’exotisation11  ».

Percer le ciel, les jardins ont une fuite, 2024
Installation. Projection vidéo, fuckmachine, musique.
Exposition Percer le ciel, les jardins ont une fuite, Lalanbik, Saint-Pierre, La Réunion, 2024.

Ainsi, si la fluidité est centrale chez Abel Techer, c’est bien au-delà de la fluidité queer entre les genres. Comme nous l’avons vu, elle est aussi à l’œuvre entre les médiums, entre le corps et le lieu qui se fabriquent presque mutuellement ; mais encore : entre l’inanimé et le vivant.
Tout un bestiaire se déploie ainsi dans la variation. Les moutons sont tantôt monument (Territoire, 2021), tantôt animaux de chair et d’os (Les agneaux, 2021) ; la licorne écornée de Raccord (2021) se situe dans l’entre-deux, étreinte comme un animal de compagnie mais dont le regard a la fixité de la porcelaine. Dans Montée de tralala (2018), c’est le corps même de l’artiste qui se retrouve comme miniaturisé et figé dans un bibelot pastel comme on en trouve tant dans son travail, ici une composition complexe d’oiseaux au long bec.
Si ces bibelots sont considérés par la critique Elora Weill-Engerer comme « les colifichets de l’enfance12  », de même que par la curatrice Julie Crenn qui parle de « fantasmes ou de fantasmagories dont le lieu serait l’enfance13  », et qu’ils proviennent incontestablement de souvenirs intimes d’Abel Techer, ils m’intéressent non pas biographiquement mais au titre de ce qu’ils connotent en termes de valeur. Lors de notre entretien, Abel évoque cette question de la valeur, au sujet des animaux — précisément de chiens réunionnais qui l’intéressent, appelés Royal Bourbons : des « chiens bâtards errants, makot toujours, qui n’ont pas de pedigree, pas de valeur14  ». Il me semble qu’un intérêt similaire dicte la fascination persistante de l’artiste, qu’il nous fait partager, pour les bibelots de porcelaine décorative bon marché : de faible valeur d’échange et sans valeur d’usage, ils prennent symboliquement une tout autre dimension (littéralement, du fait des changements d’échelle qu’il leur fait régulièrement subir) une fois représentés, ennoblis par la peinture à l’huile, à la taille du corps humain (qu’ils absorbent) voire au-delà. Par cette transmutation, c’est une esthétique populaire qui se trouve réhabilitée, et qui éclaire les porosités explorées et défendues par Abel Techer.

Territoire, 2021
Huile sur toile, 40 x 50 cm.
Photographie © Jérome Michel
  1. En 2016 au musée Léon Dierx à Saint-Denis, La Réunion ; en 2017 à ANIMA/Le ZO à Nîmes ; en 2020 à la Maëlle Galerie à Paris ; en 2023 au théâtre de Pierrefonds à Saint-Pierre, La Réunion.
  2. De nombreux tableaux sont appelés Sans titre (2015, 2016, 2020…), d’autres par un mot isolé décrivent un élément que l’on retrouve sur la toile : Licorne (2016), Bouée (2016), Envers (2018)…
  3. Date à laquelle il commence à peindre.
  4. Citation extraite d’un entretien mené avec l’artiste en mars 2024.
  5. Extrait du portfolio de l’artiste.
  6. Dont Abel Techer est sorti diplômé d’un DNSEP en 2015.
  7. Pierre-Louis Rivière, « Abel Techer », 2021, en ligne : https://ddalareunion.org/fr/regards/publications/textes-critiques/abel-techer.
  8. Citation extraite d’un entretien mené avec l’artiste en mars 2024.
  9. Citation extraite d’un entretien mené avec l’artiste en mars 2024.
  10. Extrait du portfolio de l’artiste.
  11. Extrait du portfolio de l’artiste.
  12. Elora Weill-Engerer, « Abel Techer : la peinture sopitive », 2022, en ligne : https://ddalareunion.org/en/regards/publications/critical-writings/la-peinture-sopitive.
  13. https://slash-paris.com/fr/artistes/abel-techer/a-propos.
  14. https://slash-paris.com/fr/artistes/abel-techer/a-propos.