Douleurs et merveilles

Par Carole Andréani

2022

L’art d’Alice Aucuit est un univers. D’images, de sensations, de réminiscences culturelles ou vécues, et de légendes, mais ce n’est pas pour autant un pays des merveilles. Ouverte au monde qui l’entoure, réceptive aux événements et aux douleurs qui ont émaillé l’histoire des hommes, son imaginaire est empreint de références aux mythes et aux croyances populaires qui ont traversé l’humanité depuis des lustres.
Invitée en résidence artistique de trois mois à l’école d’art de Beauvais, devant exposer sous les grandes voûtes de la crypte du Bureau des Pauvres, elle a travaillé sur le thème des « âmes errantes » dans ce lieu si particulier, longtemps géré par l’Église, qui abrita depuis 1668 les pauvres et les indigents, les femmes de mauvaise vie et les handicapés, toute une humanité de bas-fonds, qui fut transformé en hospice à la Révolution, mais dont la société ne sut guère plus qu’en faire…
Puisant dans les images existantes, en inventant d’autres, les appliquant ou les mêlant à des formes céramiques comme support, elle a réveillé la mémoire de cette histoire oubliée par le moyen de la sculpture et de toute une série d’objets. Ainsi un impressionnant chapelet géant de porcelaine, verre et touche d’or, dont les perles sont autant d’yeux qui interrogent.
Des hosties grand format avec la reproduction par transfert de portraits anciens de personnes réelles qui furent internées en hôpital psychiatrique. Un moment d’émotion intense. Une autre, géante, laissant passer la lumière (une belle idée symbolique). Des cœurs palpitants modelés en grès, un thème qu’elle aime travailler, et tout un ensemble de sculptures en grès chamotté, inspirées de la statuaire de pierre gothique (et aussi de bois) mais en réalité très contemporaines par leur traitement simplifié laissant pourtant toute sa place à l’expression de la douleur mais aussi de l’innocence. À côté de saints locaux où l’on reconnaît Sébastien, Barbe et Lucien de Beauvais tenant sa tête, sa pièce maîtresse, une pietà, est une véritable Mater Dolorosa.

Big Rosary, 2022
Porcelaine émaillée, chromos, or, chaîne, longueur 2,80 m.
Kèrs, 2022
Grès, émail, verre, bois de charpente et fers à béton, hauteur 170 cm.
Saint Lucien de Beauvais, Saint Sébastien et Sainte Barbe, 2022
Grès de Saint-Amand, plumes de pigeon, émail et or, hauteur 50 cm.
Pietà, 2022
Grès de Saint-Amand chamotté, émail et transfert chromos, hauteur 100 cm.

Rien de sulpicien dans cet ensemble sans pathos qui comporte encore des chimères comme une louve à deux têtes et multiples seins, un dragon ailé à cornes et une série d’objets liturgiques, ostensoirs, calices, reliquaires… Parmi les artefacts les plus courants, de nombreux ex-voto épinglés sur une poupée doudou/vaudou, qui lui permet de décliner à l’envie les éléments du corps humain, et au-delà, des fragments de l’âme…
Pour la création de ce grand ensemble, Alice Aucuit a mis en œuvre plusieurs techniques différentes, associant moulage, modelage et coulage, en un geste qui est « à la fois un emprunt et une empreinte » dit-elle. Elle y a ajouté de la dentelle, des poupées et des objets glanés pendant la création qui participent, à l’instinct pour elle, de cet univers de pitié et de miséricorde.
Ce n’est pas la première fois que l’artiste dialogue avec une histoire locale. Ses interventions sont en prise avec le monde réel auquel elle mêle un imaginaire foisonnant constamment en éveil.
Née en 1982 à Blois, elle entreprend des études d’art dès le lycée, qu’elle poursuit à Paris à l’École des arts appliqués Duperré où elle obtient son DMA. Elle y rencontre une étudiante de La Réunion, et intriguée et attirée par sa culture, la suit pour six mois. Elle y est restée, cela fait dix-huit ans. Tout de suite, elle trouve à l’École supérieure d’art de l’île de quoi nourrir sa formation en design céramique auprès d’un maître chinois, enseignement qui la conduira vers une résidence à Jingdezhen, la « Mecque » de la porcelaine.
À son retour en 2005, elle crée son atelier, s’implique dans la vie artisanale locale avec des productions d’objets à vivre, et développe également une activité plus artistique avec sculptures et installations. Elle participe à l’introduction du travail de la porcelaine dans l’île.
En 2009 elle est admise à l’École des arts appliqués de Vevey en Suisse deux ans pour suivre sa nouvelle formation supérieure. Elle y développe les techniques de reproduction d’images ou de photographies sur céramique, associant les deux dans des objets métaphoriques, chargés de sens. Tels une série de skateboards ornementés de motifs au nom de Darwin, des moulages d’os, assiettes omoplates et vases-fémurs
Une démarche très en prise avec l’art contemporain occidental des débuts du nouveau millénaire, qui multiplie ce type de productions discursives en prise avec la violence sociétale du moment. Mais elle s’en distingue par des créations l’impliquant de façon beaucoup plus personnelle comme la figure de la sorcière, icône sur laquelle elle a travaillé à la fin de ses études à Vevey, bien avant l’engouement que le thème a suscité. Elle s’est plongée longuement dans l’histoire de ces femmes guérisseuses et rebelles, révélant qu’en Suisse aussi, ce pays d’ordre et de liberté, certaines ont été pendues pour sorcellerie encore au début du siècle dernier. Elle s’engage en observatrice dans les choses du monde avec élan, mêlant les faits et l’imaginaire populaire.
À La Réunion, Alice Aucuit vit dans un environnement presque sauvage de végétation profonde, et dans son atelier qui jouxte une maison de vie bohème, presque une robinsonnade, on se prend à imaginer qu’elle a pu, un moment, côtoyer fées et sorcières, esprits bienfaisants ou occultes. En lui-même, cet exil choisi en terre lointaine, témoigne d’une liberté d’être qu’elle met à l’épreuve d’un perpétuel questionnement sur son rapport aux mystères du monde. Comme s’il lui avait fallu s’éloigner pour mieux se les approprier.

Voir la page consacrée à l’installation Le bureau des pauvres.

Carole Andréani est historienne, spécialisée dans l’art céramique.