Entretien - Antimémoires : « Il n'y a pas de souvenirs, que des images »

Entretien entre Anaïs Viand, Romain Philippon et Yann Hamonet, publié sur le site de Fisheye Magazine.

2019

Durant plus d’un an, tous les 15 du mois, un photographe, Romain Philippon, et un écrivain, Yann Hamonet, ont interrogé et confronté leurs identités sur un blog intitulé Antimémoires. Avec ce dialogue autofictif devenu peu à peu carte des souvenirs, les deux artistes ont suivi les pas d’André Malraux.

Sans titre
Série Antimémoires, depuis 2018.
Photographies argentiques et numériques, textes, dimensions variables, édition numérique en ligne.

Anaïs Viand : Quelle est la genèse du projet Antimémoires ?

Romain Philippon : Tout a commencé avec un ras le bol des réseaux sociaux, comme cela m’arrive régulièrement. J’en avais marre de partager des images et que celles-ci soient entourées de publicité, d’articles en tout genre, et de commentaires ennuyeux. Je suis donc revenu aux fondamentaux : un journal sous forme de blog, où le blanc domine, et sans commentaires et likes. C’était l’endroit idéal pour partager des photographies plus intimes, que je n’avais pas l’habitude de montrer. Avec Yann Hamonet, l’auteur des textes, nous avons imaginé cet espace où nous pourrions réfléchir sur notre identité et sur la forme du récit autobiographique. Enfin, c’était pour nous une occasion de raconter notre territoire, La Réunion, où nous vivons depuis une quinzaine d’années, alors que nous avons tous les deux grandi en banlieue parisienne.

Yann Hamonet : Je connais depuis longtemps Romain Philippon. Nous vivons sur la même île et il nous arrive régulièrement de nous rencontrer, de discuter de choses et d’autres. Nous avons convenu fin 2017 de débuter un projet ensemble sans en établir des règles précises. Bien sûr, nous avons parlé ce soir-là du film de Michel Gondry, Eternal Sunshine of the Spotless Mind et du livre d’André Malraux. Et la suite s’est faite, curieusement, dans le silence.

AV : Un mot d’explication quant au titre, Antimémoires ?

RP : C’est un clin d’œil à l’œuvre d’André Malraux. L’idée du journal sous forme de mémoires, ou le côté autobiographique du projet nous ennuyait profondément. Nous souhaitions l’inverse de cela justement.Le terme antimémoires et sa connotation légèrement rebelle nous convenaient bien. Nos réflexions rejoignaient, humblement, celles menées par Malraux dans son livre sur l’autobiographie, où l’on peut lire par exemple : « Il n’y a pas de souvenirs, il n’y a que des images ».

AV : Comment avez-vous construit ce dialogue ?

RP : Nous avons essayé dès le début de faire abstraction de notre manque de rigueur. Nous n’avions pas mis au point de méthode précise, assez volontairement, afin que ce projet ne ressemble pas à un devoir, ou ne devienne pas une contrainte. Tout s’est fait assez naturellement. Parfois Yann m’appelait pour avoir des photos, et écrire à partir de celles-ci. Et parfois, il m’envoyait quelques textes, me permettant d’aller fouiller plus précisément dans mes archives. Certains textes étaient écrits en rapport avec une image, et vice versa. Puis, au moment de monter la page, nous mélangions tout le contenu.

YH : Nous avancions sans nous voir. Nous avions engagé une correspondance sans véritablement nous en rendre compte, comme si nous étions loin, très loin l’un de l’autre. Alors, oui, je répondais aux lettres de Romain qui s’exprime en images. C’était bien là le sens établi. Le soir, le travail fini, et les enfants couchés, je regardais les images de Romain en secret. C’est dans le silence, que j’ai fait défiler chaque mois les photographies. Et c’est dans le silence, avec un verre de whisky à portée de main, que j’ai répondu avec mes mots. Ensuite s’engageait une valse des photos et des mots. Nous avons ainsi dialogué pendant un an sans en faire grand état lorsque nous nous rencontrions. Comme si tout était dit, comme si nous avions trouvé un moyen de communication singulier sur le sujet de nos souvenirs respectifs.

AV : Quelle est votre conception de l’identité ?

RP : Mouvante. C’est une conception que j’ai acquise au fil du temps, et que j’ai mis un certain temps à assimiler. Je la trouve moins dangereuse, et elle me fait moins peur que toutes les connotations strictes associées à l’identité. C’est aussi une question que je me pose depuis peu, j’imagine, depuis que je suis devenu père.

YH : Il aurait été amusant de répondre à cette question avant le projet. La réponse n’aurait certainement pas été la même. Que suis-je ? Je ne suis rien si je n’y pense pas. Je suis un être qui grossit, forcit, se complexifie à penser et à écrire notamment sur mes souvenirs et ma perception du monde. Mais je suis un être dégonflé lorsque j’arrête ce travail. Je m’aperçois que ce travail nécessaire ne vient pas comme je respire. Je ne suis rien si je n’y pense pas.

AV : Et votre rapport aux souvenirs ? Avez-vous peur de perdre vos souvenirs ?

RP : Non, pas vraiment. La place de la mémoire dans la photographie est une réflexion qui prend de plus en plus de place dans mon travail. Pourquoi photographie-t-on des moments personnels ? Que va devenir cette matière ?

YH : Absolument pas. Je n’ai pas peur du brouillard ou des gommes d’écolier. Je ne suis pas non plus en quête d’authenticité. Je me souviens d’avoir partagé avec Romain un questionnement : est-il plus important que nos souvenirs soient vrais ou beaux ? A-t-on le droit de mentir, de se mentir ? Rien ne se perd, tout se transforme. Cet héritage de Lavoisier et du Marquis de Sade me permet de ne pas avoir peur.

Lire l’entretien sur le site de Fisheye Magazine