Entretien - Des photos sacrées …
Entretien entre Valentin Bardawil, Thierry Hoarau et Romain Philippon, publié sur le site PhotoDoc
2023
Traverse est une résidence photographique que Romain Philippon et Thierry Hoarau ont menée sur l’ile de La Réunion, d’avril à décembre 2021. Le projet de départ était de parcourir la Route des Plaines qui est la seule à traverser l’île du sud-ouest à l’est. Ils réalisent la première étape en s’installant à La Plaine des Palmistes, dans un local mis à leur disposition par la commune en centre-ville. Ce lieu est ouvert au public quatre jours par semaine. Les habitants peuvent venir discuter, prendre un café, se faire photographier ou récupérer les tirages que les deux photographes ont faits d’eux sur place ou sur la route. Tous les mois, ils publient un numéro de Fey Sonj (« Feuille Songe » en créole), un journal photographique papier de 32 pages, édité à 2000 exemplaires, disponible au local ou distribué aux habitants directement par eux dans des lieux populaires de la commune (boutiques et lieux de service public). Pour reprendre leurs mots, ce journal proposait aux habitants de « voir leur territoire autrement, mais aussi d’accéder à l’art et à une certaine poétique de la vie quotidienne. Fey Sonj reprend les codes du journal de quartier en y interprétant l’intimité des récits partagés, d’une manière plus poétique que journalistique. »
Valentin Bardawil : Je trouve votre journal très intéressant : il porte une poésie transformatrice, très concrète. Les images sont fortes, les textes sont courts et la combinaison des deux permet réellement de comprendre qui sont ces gens que vous avez rencontrés. Cela a dû être un travail énorme de faire cette publication mensuelle ?
Thierry Hoarau : Surtout pour nous qui étions pris dans la tension à faire des images et qui n’avions pas forcément les bons réflexes, ni l’expérience, que peut avoir naturellement un journaliste quand il est sur le terrain. Mais la contrainte de faire un rendu collectif mensuel sous la forme d’un journal était tellement forte qu’elle a finalement déterminé la forme du projet, notre manière de voir le paysage et notre façon de photographier. La Plaine des Palmistes n’est pas un lieu facile à photographier, il y a peu d’images qui ont été faites en dehors de celles fabriquées ponctuellement pour promouvoir une production agricole locale ou un site touristique de la commune. Et pour aborder ce territoire qui était un peu une énigme visuelle, il y avait deux postures, soit on creusait notre sillon et on sortait quelque chose au bout de huit mois, soit on essayait chaque mois de trouver des pistes qui fonctionnent et on cherchait une relative efficacité pour que ça produise un rendu collectif. Nous avons choisi la deuxième option et ce rythme soutenu nous mettait d’une certaine manière tous les mois à zéro, après chaque sortie de Fey Sonj, nous devions tout recommencer. On avait comme référence un ouvrage plus ancien Trwa kartié qui avait été porté par trois photographes Bernard Lesaing, Karl Kugel et Jean Bernard.
VB : Oui, je connais le projet et le livre, je l’ai à la maison. C’est un ami chercheur, qui fait aussi partie de Photo Doc, Jean Kempf qui me l’a donné. Il se trouve que Jean a écrit dans le livre et m’a présenté Bernard Lesaing à Arles avec qui j’ai longuement discuté de ce projet donc je suis un peu au courant de Trwa kartié mais je trouve le résultat de votre résidence un peu différente, la vôtre me semble plus libre et davantage sur le fil que la leur.
TH : C’était une autre époque et les photographes ont eu de la chance, parce que dès le départ, leur regard photographique était accompagné de celui de chercheurs. Le sociologue et ethnographe Michel Anselme qui a suivi le projet, et qui est mort juste après, voyait dans la fabrication de ces images à la fois une dimension d’auteur, mais aussi un rôle agissant. Pour lui, c’était une évidence qu’en passant quatre ans sur ce territoire la présence des photographes allait s’accompagner d’une interaction sociale. Pour notre projet, c’était une des hypothèses qu’on faisait aussi, et on savait qu’il y avait quelque chose de cet ordre qu’on ne pourrait pas écrire. On présumait que nos photographies allaient porter davantage que de simples images. Il y avait ce rendu mensuel, collectif et social, mais aussi un rendu individuel plus narcissique qui consistait à donner aux gens une image, et qui nous a permis de tisser une toile de confiance d’allers et retours et de présence à l’autre, qui a très bien fonctionné, d’autant plus qu’on était sur un petit village, et en dépit du fait qu’au début cet esprit de village très fort, accentué parce que nous étions dans une période de couvre-feu quand nous avons commencé la résidence en avril 2021. Le port du masque était obligatoire dans la rue et l’atmosphère était assez tendue pour nous qui voulions justement créer des contacts. Mais petit à petit en allant à la rencontre des gens, en leur expliquant le projet et en leur faisant bien comprendre qu’on n’était là que pour eux, notre présence a fini par trouver un écho extrêmement favorable. En plus de cette relation individuelle, les habitants étaient sensibles au fait que le journal tiré à 2000 exemplaires leur soit exclusivement réservé et soit uniquement distribué sur la Plaine.
VB : Tout à l’heure tu disais qu’avec la sortie de ce journal, c’était comme s’il fallait recommencer tous les mois « à zéro ». Cette notion de recommencement me semble très intéressante. À ce propos, j’ai remarqué que chaque journal se finit par une parole d’habitant autour de la mort…
TH : Assez souvent quand les gens te parlent de photographie, ils te parlent de mort et c’est assez étonnant le lien intime qu’on a pu avoir avec la mort dans ce projet. On a « eu » notre premier mort seulement quelques jours après notre arrivée au mois d’avril. C’est un homme dont le portrait est dans le numéro 1 de Fey Sonj.
Romain Philippon : Quand je vais chez lui pour lui apporter le tirage, sa femme me dit qu’il ne va pas bien et qu’il est à l’hôpital. Je ne m’inquiète pas plus que cela car elle me dit qu’il va revenir mais en fait il n’est jamais revenu. C’était un vieux monsieur qui s’appelait Félix. On a publié un grand portrait noir et blanc de lui dans le journal. Tout au long de la résidence, beaucoup de gens nous ont raconté des anecdotes sur la mort ; cela a commencé avec un homme qui a refusé le portrait qu’on lui a apporté en nous disant : « Je ne veux pas laisser de traces. Quand je vais mourir, ça sera fini. » Cette phrase a résonné évidemment. Non seulement parce que la réplique était bien, mais parce qu’elle questionnait notre place de photographe…
TH : C’est le genre de phrases qui remet en question notre bienveillance et notre volonté de faire des photos. Tout à coup, on tombe sur cette proposition qui est comme un mur nous déniant tout pouvoir, tout savoir-faire et toute velléité de mettre en images certaines choses…
RP : Ensuite il y avait aussi dans notre démarche une part d’humour assumée, on se demandait si on allait arriver à tenir la thématique jusqu’au bout…
TH : Il y avait une part d’humour, mais il s’est passé des choses vraiment étranges. Dans notre premier numéro, on fait une mise en page dans laquelle on met le portrait d’un homme, Raymond, et sur la page d’en face, on met des images de crues de rivière. À ce moment-là il pleuvait beaucoup, c’était la saison des pluies. On t’a parlé de notre premier mort ; notre dernier est décédé le 24 décembre emporté par une crue, et c’est justement Raymond, cet homme qu’on avait photographié à notre arrivée et qu’on avait associé aux images de crues. Cette association était comme une prémonition…
RP : Les lecteurs l’ont vu et quelqu’un nous a même dit : « la mort de Raymond était dans le journal… elle était annoncée ». Je ne me souvenais plus de ces images et je n’y croyais pas trop, mais en retournant dans le journal, je découvre que son portrait était publié en face de l’image de la rivière dans laquelle il est mort. La photo avait été faite à cinquante mètres de l’endroit où il a été emporté ; c’est vrai que c’était incroyable…
VB : Je ne suis pas étonné qu’on puisse vous faire ce genre de réflexion : j’ai vraiment senti en lisant le journal que chaque numéro marquait la fin de quelque chose, qui ressemblait à une mort, en attendant une renaissance avec le numéro suivant et ce processus de mort et résurrection me semble faire naitre un lien très fort entre votre photographie et la vie.
TH : Avec cette urgence de sortir chaque mois un journal est arrivée une gratification sur laquelle on a un peu surfé mais sans qu’on en ait vraiment eu conscience, et qui était liée au fait de raconter une histoire. On s’installe à la Plaine des Palmistes en 2021. Il n’y a plus de photographe de village, Facebook et les images volatiles sont partout, et nous on commence à travailler à contre-courant de ce qui se fait. On veut donner à voir aux gens leur propre image, on leur fait un portrait qu’on leur donne et le fait de sortir un journal finit par constituer une forme de regard « sur » qu’ils acceptent et cautionnent et qui s’accompagne d’un rendu dont ils nous sont quelque part reconnaissants. En faisant nos images, on pose des bornes tout en étant sur un temps long qui va à contre sens de la vie normale et de cette volatilité des images. On leur offre quelque chose qui est posé et qui va rester.
VB : C’est pour cela que ce premier homme qui refuse de laisser des « traces » ne s’était pas trompé et voyait bien le sillon que vous étiez en train de creuser. On sent dans vos images un enracinement, quelque chose qui fonde et qui questionne ce qui est en train d’être joué entre les gens. Vous faites exister un lien et vous le rendez visible…
TH : Oui, cela a été remarqué, on nous a dit que nous étions en train de rendre visibles les invisibles et il y une forme de gratification avec l’existence du journal à avoir rendu visibles des gens qu’on ne voyait plus. Il y a un travail social de la photographie que j’ai éprouvé comme ça, d’abord par un temps d’imprégnation, de présence, de loyauté et d’apprivoisement vis à vis du territoire mais derrière il y a la reconnaissance d’une mise en lien. Le journal a mis en lien et a donné du sens. Des gens se sont vus et ont vu leur vie et celle de leur voisin dans ce journal et cela a dû aider à infléchir leur regard sur eux-mêmes. Le journal et les photos étaient autant de bornes.
VB : Grâce à votre travail, le vivant n’est plus seulement un passage mais une trace que vous laissez et avec laquelle chacun peut se construire. C’est ce que j’entends chez cet homme qui dit : « La mort de Raymond était dans le journal ». Généralement, les morts d’hier sont dans le journal de demain ; chez vous, c’est le contraire : la mort de demain est dans le journal d’hier… Et c’est cette inversion, cette abolition du temps que porte à mon sens tout bon travail photographique documentaire qui ne peut plus se contenter de faire état du réel, de seulement témoigner. Dans votre cas, la photographie fait état d’un temps qui n’est plus linéaire. Des chercheurs aujourd’hui parlent de rétrocausalité. Philippe Guillemant par exemple prétend que le futur pourrait influencer le présent. Et on peut se poser la question de l’art et de sa dimension universelle qui réunit forcément, passé et futur dans le moment présent. Ce n’est pas nouveau, en revanche, ce qui est nouveau est d’arriver à le voir, le partager et en discuter, cet « universel » prend alors une dimension politique.
TH : Cette notion de futur, je l’avais interprétée autrement. À part le travail de Trwa kartié qui s’est déroulé en 1994, il y a presque trente ans, il n’y a pas eu grand chose comme geste photographique avec une résidence longue dans cette région. Quand on a réfléchi avec Romain à aller se poser quelque part, il y avait l’envie de s’inscrire dans la suite de ce travail, tout en sachant qu’on n’aurait pas les moyens de la mission de l’époque qui a pu fonctionner sur une commande publique dont le budget était d’un million de francs par an avec, à la fin, un dépôt des images dans un musée. Mais je me souviens avoir pensé : c’est intéressant d’aller maintenant sur la Plaine des Palmistes parce qu’on avait l’honneur d’entrer dans une friche. Cette terre nous semblait sans enjeu ou les enjeux n’étaient pas encore là, c’était donc le moment d’y aller et de poser nos propres repères. Se confronter à cette absence était au début une difficulté parce que tu ne sais pas où tu vas, tu ne peux pas te positionner contre ou pour. Mais l’avantage quand tu arrives sur un terrain vierge, c’est que chaque photo est une pierre qui est posée, une borne dans le champ. Il y avait vraiment quelque chose d’initiatique d’arriver là-bas dans les conditions dans lesquelles nous sommes arrivés, en plein Covid, pendant la saison des pluies ; on a dû aller chercher au plus profond de nous la manière de montrer ce paysage, de le mettre en vue, surtout qu’il n’est pas de premier abord beau, qu’il n’est pas donné. Dans un premier temps, on a dû aller affronter nos propres démons, surmonter nos difficultés, apprendre à mettre en scène ce qui n’était pas immédiatement donné, ni visible. Il a fallu aller chercher au plus profond de nous la manière de montrer ce terrain en friche, chaque photo devenait une énigme à résoudre, et il y avait photo dans la mesure où on avait réussi à résoudre l’énigme. C’est certain que cela va être plus compliqué de faire des images après nous.
VB : Je voudrais revenir sur les effets de la photographie sur le Réel. À Photo Doc c’est vraiment quelque chose que nous essayons d’étudier et de partager avec le plus grand nombre. Nous sommes entrés dans l’ère de l’Anthropocène, c’est-à-dire que les activités humaines impactent la géologie, c’est un des évènements les plus important auxquels les artistes doivent aussi répondre. À Photo Doc nous réfléchissons à cette problématique et comme dit Nicolas Bourriaud, l’anthropocène c’est le moment où « il n’y a plus de différence entre le monde et la planète. Les deux se confondent. On ne peut plus observer ni être en surplomb du monde. » On est donc en prise avec lui, on est agi par lui tout autant qu’on agit sur lui, et cette action de la photographie qui agit sur le réel, nous semble une véritable expression de cette nouvelle relation intime entre l’artiste et le monde. Ce petit préambule, Romain pour que tu nous racontes cette histoire dont tu m’as parlée quand on s’est rencontrés l’été dernier, celle d’un psychiatre qui était venu vous voir pour comprendre ce que vous faisiez parce qu’il avait vu un changement profond chez un de ses patients après qu’il avait été photographié par vous. Si je me souviens bien la photo que vous aviez donnée à cet homme était devenue pour lui comme une sorte de talisman qu’il gardait précieusement. Peux-tu nous en dire davantage ?
RP : Absolument, c’est l’histoire de Tristan qui est en photo au tout début du premier numéro du journal. Il y a trois portraits en noir et blanc, il est l’un des trois. Il a une grosse barbe, un look de vagabond ; je l’avais croisé à un arrêt de bus et j’avais fait cette photo après avoir discuté avec lui. Cette image fait partie des premiers portraits que je prends à la volée sans connaître les gens. On retrouve un portrait de Tristan dans le dernier numéro de Fey Sonj, cette fois-ci il a une double page, il n’a plus de barbe et on découvre un autre homme… Mais pour en revenir à cette première photo que je lui avais donnée, j’ai appris bien plus tard qu’il la gardait comme un talisman et qu’il avait même confectionné un cadre dans l’atelier d’artisanat et d’art plastique de l’hôpital psychiatrique où il allait consulter régulièrement. Cette photo lui donnait une direction dans laquelle se projeter car il ne voulait plus ressembler à l’homme qui était dessus. En fait, on ne le connaissait pas bien, on savait juste qu’il y avait plein d’histoires qui se racontaient sur lui, il était considéré un peu comme le fou du village et même s’il n’avait pas l’air simplet ; avec nous, il avait toujours eu l’air très stable, il était cultivé et on avait des discussions riches. Un jour, lors d’une restitution autour d’un verre que l’on faisait pour chaque sortie de journal, comme à chaque fois on conviait tout le monde à passer. Un homme arrive en moto, on comprend assez rapidement qu’il n’est pas de la plaine et il nous dit : « je viens voir ce qui se passe ici, je voudrais comprendre ce que vous faites. » Il nous apprend qu’il est le psychiatre de Tristan et qu’il est intrigué parce qu’apparemment notre travail a influencé le comportement de son patient et depuis quelque temps Tristan va mieux. C’est lui qui nous révèle le lien que Tristan entretient avec cette image, Tristan, lui, ne nous en avait jamais parlé. C’est en présence de son psy qu’il va se confier pour la première fois et nous donner sa version complète. J’en profite pour lui demander son accord afin de raconter son histoire car tout le monde avait des versions différentes de sa vie, certaines personnes pensaient même qu’il avait brûlé sa maison et tué ses enfants. Il se disait des choses assez sordides sur lui. On racontera donc son histoire dans le dernier numéro du journal de manière poétique et détournée. C’est le seul texte que ni Thierry ni moi n’avons écrit ; on a demandé à une amie rédactrice de le rédiger et elle en a fait une histoire un peu fictionnelle qui lui convenait très bien. Tristan est un personnage important parce qu’il a été là depuis le début, il passait souvent prendre un café et il nous a accompagné jusqu’à la fin.
VB : Je trouve vraiment intéressant que Tristan soit dans le premier magazine et dans le dernier, et qu’il soit associé à une histoire de transformation forte qui se trame sur vos huit mois de résidence. Cette histoire porte, me semble t’il, une dimension symbolique qui donne une couleur à votre projet et révèle l’esprit de ce que vous avez fait. Et étrangement ce n’est pas vous qui écrivez ce dernier texte comme si, là encore, quelque chose vous échappait pour être mieux révélé.
TH : Il y a effectivement ce fil rouge qu’on avait pas vu, parce c’est vrai que quand tu es pris dans un projet, tu n’es pas forcément conscient et lucide de toutes les strates qui le constituent, mais pour nous il y a eu un autre fil rouge qui nous est apparu. En rentrant de vacances, début septembre après nous être absentés tout le mois d’août, on recommence à sillonner la Plaine et on rencontre et photographie une dame, Marie, qui est souvent sur la route ; elle fait des allers retours entre son jardin et sa maison, elle n’est pas très causante. On décide de mettre sa photo en couverture du numéro 5 ou 6 et le lendemain de la publication du journal quelqu’un nous dit : « merci d’avoir redonné le sourire à cette dame. » Et d’un coup, on a eu le sentiment que des gens invisibles apparaissaient aux yeux des autres et qu’ils nous savaient gré d’avoir fait exister ces gens-là différemment, jusqu’à nous dire : « merci d’avoir vu le sourire ». À ce moment-là, on a vraiment compris que quelque chose qui avait à voir avec le collectif commençait à prendre et qu’il y avait une interaction entre nous et le public, qu’un lien fort s’était créé avec les habitants.
RP : Et ce lien avec ces gens a été assez exceptionnel et même parfois bouleversant. En ce qui me concerne, en dehors de la sortie mensuelle des journaux, Traverse était le premier projet sur lequel je travaillais qui n’avait pas de voie tracée ; on n’était pas encadrés par une institution, on n’avait aucun lieu d’exposition ou de diffusion prévue, comme un festival ou un magazine et c’est vrai que ce retour direct des gens qu’on photographiait comme Tristan et tous les autres plutôt que celui d’un public de VIP au moment d’une restitution dans un lieu académique a tout changé ; c’étaient des retours comme je n’en ai jamais eus. On a été émus plein de fois. Le soir de notre soirée d’adieu, les habitants étaient présents, des larmes ont coulé et cela n’arrive pas souvent sur des projets photographiques…
TH : Il y a même une pétition qui a tourné pour demander qu’on reste…
RP : Des projets de territoire comme cela on en a fait souvent, sauf qu’à chaque fois on allait montrer notre travail ailleurs, même s’il nous arrivait de faire une restitution sur place. Mais là, c’était différent et une fois qu’on a goûté à cela, il est difficile de revenir à des choses plus académiques.
TH : Une dernière chose, tout à l’heure tu parlais de talisman mais avec ce projet on a tous les deux vécu la photo rare, la photo sacralisée.
RP : On a rencontré des personnes qui n’avaient jamais été prises en photo…
TH : Et on l’a vécu à peu près au même moment…
RP : En ce qui me concerne, je prends en photo un monsieur sur le pas de sa porte et deux semaines plus tard en lui ramenant le tirage, je vois qu’il est très surpris, j’ai l’impression que la photo ne lui plait pas. Je ne comprends pas ce qui se passe et je pars avec cette idée. Quand je repasse trois semaines plus tard, cette fois-ci il me fait rentrer chez lui et je vois que la photo est encadrée et qu’il n’y a aucune autre photo chez lui, ce qui est assez rare à La Réunion où il est quasiment impossible de trouver un salon sans photos de famille. Il m’explique que c’est sa première photo et qu’il a même pris le bus pour aller acheter un cadre afin de l’accrocher dans son salon. À ce moment, je lui propose de refaire une photo dans son salon pour la mettre dans le journal. Il rigole parce qu’il pense que je me moque de lui ; il trouve cela impossible d’être dans le journal et comme la photo nous plait, avec Thierry on décide même de la mettre en couverture. Quand je reviens avec le journal sur lequel il est en couverture, il pense que j’ai fait cet exemplaire que pour lui et il veut me payer… ce que je refuse évidemment… Thierry a à peu près la même histoire en parallèle, une rencontre avec une personne qui n’avait pas de photographie d’elle.
TH : J’étais stupéfait de voir qu’en 2021 alors que les images sont partout le caractère encore sacré d’une photographie et l’importance que peut avoir un bout de papier.
VB : En vous écoutant, je trouve qu’on comprend bien la dimension créatrice de l’altérité et de la co-construction. Quand la photographie est pratiquée comme vous le faites, elle génère des liens qui donnent du sens à nos existences en révélant une organisation cachée qui porte une dimension politique que nous avons appelée avec Christine Delory-Momberger, la démocratie sensible, un terme emprunté à Michaël Fœssel. Et finalement, ce n’est pas par hasard si vous vous adressez à moi pour écrire un texte pour votre exposition : je suis proche du chercheur Jean Kempf, c’est lui qui m’a offert le livre Trwa kartié, ou plus exactement qui n’a jamais récupéré l’exemplaire qu’il m’avait prêté, il est un des contributeurs du livre, aujourd’hui président d’honneur de Photo Doc, et je ne compte plus les discussions sur la photographie agissante que nous avons eues ensemble. Par lui, et sans qu’on le sache, je rentre moi aussi dans votre boucle de transmission et m’inscris dans votre histoire. Voilà le vrai pouvoir de la photographie documentaire, elle relie les individus, en conscience, au-delà de l’espace et du temps.
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