Alice Aucuit | À feu et à cendre

Par Nicolas de Ribou
Une invitation du Réseau documents d’artistes

2021

« Voyez dedans l’ouvroir du curieux chimique :
Quand des plantes l’esprit et le sel il pratique,
Il réduit tout en cendre, en fait lessive, et fait
De cette mort revivre un ouvrage parfait.
L’exemplaire secret des idées encloses
Au sépulcre ranime et les lis et les roses,
Racines et rameaux, tiges, feuilles et fleurs
Qui font briller aux yeux les plus vives couleurs,
Ayant le feu pour père et pour mère la cendre :
Leur résurrection doit aux craintifs apprendre
Que les brûlés, desquels on met la cendre au vent
Se relèvent plus vifs et plus beaux que devant. »

Agrippa d’Aubigné, Les Tragiques, livre VII.

À FEU ET À CENDRE

Incinérateur de végétaux type graminées

Cela aurait pu être les reliquats de ses œuvres passées qui habitent tout autant qu’ils hantent sa case-atelier ouverte à tout vent. Oui, cela aurait pu être ses Os, Chimères ou autres créatures qui nourrissent notre imaginaire autant que nos pires cauchemars, échos des berceuses de l’enfance. Cabinet de curiosités dont les spécimens, telles des spores, se multiplient sur les établis, à même les sols, en vitrine ou bien encore sur les étagères. Protubérances, membres isolés, corps en substance dont certains se dévoilent furtivement d’un emballage hâtivement refermé. Cela aurait pu, mais ce qui me poursuit, c’est le jardin d’Alice Aucuit.

Alice Aucuit vit et travaille à Ligne Paradis. Cela ne s’invente pas. Ce petit bourg du sud de l’île de La Réunion, situé à 100 mètres d’altitude sur la commune de Saint-Pierre, est entouré de champs de cannes. La végétation y est luxuriante et le havre que s’est aménagé l’artiste ne fait pas exception. Pourtant, le jardin d’Alice Aucuit, c’est la rencontre de l’Éden et des Enfers.

D’un feuillage dense, le letchi croule sous ses glands de pourpre1 . Sous leur écorce rugueuse, la douceur de leur chair tendre et juteuse à l’odeur de rose dévoile leur graine oblongue. Le tronc noueux du tamarin contraste avec la verdeur luisante de ses feuilles et ses somptueuses fleurs jaune orangé veinées de rouge sang. Ses gousses brunes remplies de pulpe au goût suret protègent jusqu’à quatre petits trésors. Le manguier, quant à lui, suspend ses fruits au cœur d’un feuillage persistant. Froissez-le, il dégage une odeur de térébenthine. Que dire des petits fruits sucrés et légèrement acidulés du goyavier. Peste pour les uns, délice pour les autres. Il y a le bois noir également, au port droit, son écorce grise et ses graines plates et allongées. La baie rose, et ses milliers de petites billes qui rougissent par grappes à l’ombre des palmistes, géants au ramage imposant. Au sol, les graminées se frayent un chemin sur cette terre volcanique clairsemée de bagasse charriée.

Cendre de manguier
Préparation des tessons tests

Le jardin est un être vivant. De la fraîcheur de l’hiver austral à la moiteur bouillonnante du mois de décembre, il vit au rythme des saisons. Mais sa flamboyante végétation doit partager son espace vital avec ce qui la verra disparaître demain. Des volutes de fumée montent dans les airs, un feu est allumé dans un bidon métallique. Le terrain garde la trace des feux passés, froids, peut-être encore un peu tièdes. Qui sait. Celui du jour est incandescent, l’artiste s’y attache. Elle est à l’œuvre. Issus d’une sélection rigoureuse d’écorces, de troncs, de feuilles, de cosses ou de pelures des espèces en présence, les végétaux entament leur irrémédiable transmutation. Léchés par les flammes, ces organismes pluricellulaires, capables grâce à la photosynthèse de transformer la matière minérale prélevée dans leur milieu de vie pour produire leur propre matière organique, sont rapidement réduits en cendre pour devenir minéraux à leur tour. Avide de savoirs ancestraux, formée à la céramique traditionnelle comme contemporaine, Alice Aucuit mène une recherche territorialisée sur les cendres de végétaux. Initiée à partir de rebuts (déchets d’élagage, sarments, foins fauchés, plantes de marécages, paille de riz, cosses de café, fleurs coupées), elle s’appuie sur le travail effectué par le Bureau de recherches géologiques et minières sur les sols et gisements réunionnais. De la composition organique de la plante, de son lieu de croissance, de la saison et de l’élément récolté va dépendre la composition des cendres, et donc les caractéristiques de l’émail qui sera réalisé à haute température. Les émaux de cendre, apparus en Chine sous la dynastie Zhou (−1100), permettaient d’imperméabiliser les poteries. Aujourd’hui ils offrent à l’artiste un champ de possibles dans la réalisation de ses pièces, tant au niveau conceptuel que visuel.

Fabrication de cendres de peaux d’agrumes
Enfournement test des matières premières minérales et des cendres végétales
Modelage des graines en argile

« C’est dans le modelage d’un limon primitif que la Genèse trouve ses convictions. En somme, le vrai modeleur sent pour ainsi dire s’animer sous ses doigts, dans la pâte, un désir d’être modelé, un désir de naître à la forme. Un feu, une vie, un souffle est en puissance dans l’argile froide, inerte, lourde2 . » Ces quelques mots de Gaston Bachelard nous transportent instantanément entre les doigts d’Alice Aucuit. Appliquée à faire corps avec la matière, elle lui parle, l’écoute et lui donne forme avec un profond respect. Patience. Le temps fait apparaître les contours d’un dessein. Actuellement, une série de graines en céramique voient le jour. Leur échelle est augmentée. Ces semences sont celles des espèces du jardin. Elles seront bientôt émaillées des cendres de celles-là mêmes qui leur donnent la vie.

Cette pièce en cours de création résonne avec Le Cordon des graines réalisée quelques années auparavant. Cette installation évoque le mythe romain des trois Parques, divinités maîtresses de la destinée humaine, de la naissance et de la mort. Une quinzaine de graines réalisées en grès de Saint-Amand desquelles a surgi un émail blanc, allusion aussi bien au liquide séminal qu’au lait maternel, se déploie sur des machines traditionnelles en bois servant au tissage du lin. Tel un fil d’Ariane, le parcours offre une métaphore des cheminements possibles d’une vie, entre production humaine et élément naturel, entre conduite à tenir et aléas.

Dans la pratique d’Alice Aucuit, il est question de cycles. Des cycles en échos aux lieux habités par l’humain, à l’Histoire comme aux petites histoires, au patrimoine aussi bien matériel qu’immatériel que nous avons en partage. Il est également question du cycle de la vie : naissance, croissance, reproduction, vieillissement, mort… et de réincarnations. Quelles âmes, quelles substances vitales, quelles consciences individuelles, quelles énergies, quels esprits surgissent ? Comment fabriquer de la présence à partir d’une absence ? Quelles mémoires entretenir ?

Kèr, 2014
Porcelaine, cuisson anagama, hauteur 20 cm.

Une pulsation sourde rythme son œuvre. À chaque projet, un kèr (cœur, en créole) prend forme dans les surplus de matière enlevés lors de l’évidage, au moment précis où l’argile a la consistance dite « du cuir ». Ces organes vitaux se glissent dans les cuissons, figés par le feu dans l’éternité. Ils se parent alors d’atours, résultats du travail d’enquête mené par l’artiste sur les cendres pour l’obtention de ses émaux endémiques, que l’on retrouvera utilisés à bon escient dans ses travaux suivants. Un jour, peut-être, exaucera-t-elle également ce souhait (in)avouable d’intégrer des cendres de crémation à son œuvre, car « introduire de la cendre dans les émaux, c’est introduire dans sa recherche la complexité de la vie3 . »

Vues de l’installation Born From Stardust and Die Ashes of Life pour l’exposition Mutual Core. Commissariat Julie Crenn pour le FRAC Réunion, Artothèque de La Réunion, Saint-Denis. Visible jusqu’au 27 mars 2022.

Ce texte est le fruit de la rencontre de l’auteur et de l’artiste dans son atelier de Ligne Paradis le lundi 23 août 2021, dans le cadre du Meet-up organisé par documents d’artistes La Réunion.

  1. En référence aux « letchis qui croulent sous la charge de leurs glands de pourpre », dans Paul Claudel, Connaissance de l’Est, 1907, p. 114.
  2. Gaston Bachelard, La Terre et les rêveries de la volonté, 1948.
  3. Alice Aucuit.