Chloé Robert | Face à une bête sauvage
Par Diana Madeleine
Une invitation du Réseau documents d’artistes
2022
Série Ziet dann fénoir, 2022
Acrylique sur papier, 55 x 102 cm.
« Face à une bête sauvage1 »
Le dessin innerve la pratique de Chloé Robert depuis ses débuts en tant qu’artiste. Il s’insinue comme un langage et investit tous les espaces ou matériaux, le papier en premier lieu, mais aussi, le mur, la toile, la vidéo, etc. Qu’elle choisisse l’efficacité du noir et blanc dans les œuvres à l’encre de Chine ou la fraîcheur des compositions vives et colorées, ses œuvres se distinguent par un désir d’aller à l’essentiel, non pas tant par sobriété visuelle que par la confrontation directe à un monde de formes qui nous défient du regard, nous humains, dans la ronde des êtres vivants. Sa recherche progresse d’un état sauvage fantasmé aux possibles croisements entre l’homme et l’animal, des chimères graphiques face à la complexité de notre rapport au vivant.
Paon, blaireau, belette et biche, 2020
Acrylique sur papier, 74,5 x 104,5 cm.
Chloé Robert a développé une pratique du dessin en accord avec son expérience du monde. Très tôt, alors qu’elle étudie à l’École nationale de Bourges, elle capte dans ses dessins la diversité des rencontres, des éléments du quotidien et de sa culture visuelle. Les sources d’inspiration sont hétéroclites : une image tirée d’un film, une phrase extraite d’un livre ou une mélodie suffisent à déclencher l’envie de traduire sur le papier une trace de ce contact entre deux esprits. La rencontre avec des lémuriens lors du visionnage d’un documentaire a été déterminante. En voyant ces petits primates aux gros yeux captivants, elle commence à en dresser des portraits qui nous fixent autant qu’on les regarde. Cet événement n’a rien d’anodin étant donné sa démarche qui vise à nous confronter à l’effacement des animaux dans la conquête territoriale pour opérer une révélation de communautés invisibles. « Combien de fois n’avons-nous rien vu de ce qui se tramait de vivant dans un lieu ? » se demande Baptiste Morizot dans Manières d’être vivants ? Probablement chaque jour2 . Et c’est ce même constat que semble poser Chloé Robert à travers son bestiaire, car sa galerie de portraits d’animaux est née avec les lémures, des âmes condamnées à errer entre le monde des vivants et des morts. D’un côté les humains, et de l’autre, le reste, sacrifié sur l’autel de la modernisation. C’est cette confrontation que fait surgir Chloé Robert. Elle dresse des portraits en grand nombre, peint des lémuriens puis des fauves, singes, oiseaux et baleines, trait noir sur fond blanc comme pour briser cette cécité. Parfois, elle situe ces animaux dans un cadre dit « exotique » en suggérant des éléments de flore luxuriante. Étrangement, un bon nombre des grands animaux qui composent son répertoire sont absents du territoire réunionnais. « L’île était inculte, et (…) elle n’était habitée que par des bêtes féroces, pourtant je n’en apercevais aucune » dixit le dessin mural présenté lors de l’exposition Mutual Core3 . C’est donc bien à travers les images que s’est jouée la rencontre entre Chloé Robert et les animaux. Ils forment une assemblée à l’échelle du monde, éloignée de notre expérience, au cœur du mythe de la nature sauvage. Cette communauté avec qui nous ne cohabitons pas et que nous maintenons à distance dans le leurre d’une proximité sur écran.
Les portraits aux contours fluides, déployés sur le papier avec un geste libre et une sensualité maîtrisée sont généralement de grands formats. L’artiste glisse son pinceau sur toute la surface du papier comme pour la déborder, annonçant en quelque sorte le travail mural : de grandes compositions en noir et blanc ou d’une seule couleur pour jouer de la réserve et du contraste forme/fond. Souvent, lors de ses expositions, l’artiste mixe le dessin sur papier et le dessin mural comme pour le projet Sauvage à la Galerie La Ligne en 2014.
En 2020, cette fois-ci c’est en couleur que se déploie l’exposition Les adieux de l’homme-huître (au petit occident), un projet mené en collaboration avec Soleïman Badat et montré au TÉAT Champ Fleuri. Ici, au décor mural composé d’éléments épars (têtes d’animaux, algues) s’associent une série de dessins en techniques mixtes et des figurines en argile. Étiré sur l’espace mural, le trait devient une découpe dans l’espace, des silhouettes franches qui peuvent évoquer les gouaches découpées de Matisse4 . Comme lui, elle dessine (et écrit) dans la couleur, plus qu’elle ne peint. On peut lire sur une des peintures présentant une renarde : « Séparée du reste du monde ». Les mots s’insinuent souvent dans ses œuvres, des phrases chocs. Ils sonnent comme de tristes constats, des mots qu’on pense plutôt qu’on ne les prononce ou encore des cris de désespoir. Ceux-là demeurent souvent muets. Inaudibles. « Human out » titre un autre dessin de 2015. À quand la révolte des bêtes ?
Les œuvres à quatre mains réalisées par le duo Robert / Badat sont multiples puisque leur collaboration a débuté lors d’une résidence à Re-Creative Space 1905 en 2015 à Shenyang (Chine) et se poursuit ponctuellement. À l’époque, un travail graphique inédit croisant les deux univers formels est né, il mettait en scène des personnages déguisés en animaux. Arborant masques et costumes, les personnages jouent de l’ambiguïté et du mélange de référence en évoquant aussi bien les exécutions opérées par l’État islamique que des éléments de cultures païennes animistes5 ]. Se grimer, se masquer et se transformer en bête, la nature animale de l’humain est toujours là en soubassement. Sans surprise, dans son atelier situé à Lerka à Saint-Denis, on tombe sur des costumes, têtes d’animaux à porter pour « jouer » avant tout, car ces accessoires sont conçus pour des performances filmées.
L’œuvre de Chloé Robert nous rappelle sans cesse nos origines communes avec le monde animal et végétal (Femme buisson, 2014) en décloisonnant les catégories d’êtres vivants. Nous faisons partie du Maillon ininterrompu de la grande chaîne de la nature6 , une danse cyclique rejouant de manière dérisoire et aléatoire le récit de l’évolution darwinienne. La vidéo réalisée en 2018 montre une suite de dessins au fusain qu’elle efface immédiatement après les avoir photographiés. Elle résulte d’une animation image par image et met en lumière le dessin dans sa plus pure expression. Cet hymne du cycle de la vie est présent (dans un esprit plus macabre) dans le projet Danser pour les os et chanter pour la chair présenté au Lazaret à la grande Chaloupe (La Possession), un lieu de quarantaine pendant la période de l’engagisme7 devenu site patrimonial géré par le Département. Dans les ruines de ce bâtiment, ses grands dessins sur textile, suspendus, flottent et trouvent une chambre d’écho. Les crânes et squelettes noirs, peints sur tissu aux motifs fleuris ou enfantins évoquent, en résonance avec la mémoire du lieu, la nature d’incarnation de l’être, esprit de chair et d’os et la filiation.
La grande œuvre dessinée de Chloé Robert, que l’on perçoit davantage comme des rituels au sens de langages et de pratiques non séparés de la vie, convoque le vivant dans toutes ses dimensions non sans une pointe d’humour. C’est bien en ce sens que son travail peut être qualifié de « primitif », non pas tant pour son attrait pour l’expressivité brute et son univers iconographique sauvage, que pour l’énergie cosmique qui le traverse, ramenant le dessin à l’acte pariétal, geste sommaire et magique de mise en contact d’un monde à un autre.
- Titre de l’ouvrage de Zoëlle Zask, Face à une bête sauvage, Paris, Carnets parallèles, 2021. ↩
- Baptiste Morizot, Manières d’être vivants, enquêtes sur la vie à travers nous, Arles, Actes sud, 2020, p.15. ↩
- Exposition du FRAC Réunion présentée entre novembre 2021 et mars 2022 à l’Artothèque Réunion, commissariat de Julie Crenn. ↩
- Parmi les artistes qu’affectionne Chloé Robert figurent aussi des contemporains tels que Charles Fréger, Karry Jameson, Solange Pessoa, Françoise Petrovitch ou Théophile Perris. ↩
- Article paru sur le site Teat.re [Une exposition Intense et Fruitée selon Chloé Robert et Soleïman Badat ! ↩
- Œuvre acquise par le Frac Réunion en 2022. ↩
- L’engagisme désigne la forme de travail qui remplace l’esclavage dans les colonies après l’abolition en 1848. Pratiqué de manière précoce à La Réunion, ce système a entraîné des milliers de personnes en provenance d’Afrique, de Madagascar, d’Inde et de Chine à effectuer des travaux sous contrat en contexte colonial. ↩