Corps d’à côté
Par Julie Crenn
Texte commandé et produit par le FRAC Réunion
Texte critique
2019
« Plusieurs choses dans le monde n’ont pas été nommées ; et plusieurs choses, même si elles ont été nommées, n’ont jamais été décrites. La sensibilité est l’une d’entre elles – incontestablement moderne. »
Susan Sontag, Notes on “Camp” (1966)
À l’école d’art du Port à La Réunion, Brandon Gercara découvre les peintures d’Abel Techer. Des autoportraits de facture classique qui figurent le jeune artiste nu, travesti, seul. Les peintures incarnent la performativité du genre théorisée par Judith Butler en 1990. Fasciné·e par ce travail, Brandon Gercara se lance dans la peinture. Ielle réalise de nombreuses photographies, une matière à peindre. Très vite, ielle dépasse l’imitation pour construire une écriture singulière qui va trouver sa place dans une communauté d’artistes queer alors en gestation. Par la photographie, la vidéo et la performance, l’artiste pense le genre de manières situées, individuelles et collectives. Dans une œuvre vidéo, ielle imite par exemple les mouvements d’une poupée chère aux yeux de sa mère qui a toujours rêvé d’avoir une fille. Ielle s’évertue à performer une impossible féminité. La question de l’imitation va devenir un outil important dans son processus plastique et théorique. Sur scène, maquillé·e, vêtu·e d’un body, d’une perruque longue et de talons hauts, l’artiste interprète la chanson Without You (1993) de Mariah Carey. Ielle actionne des éclats de fumées, les lumières rappellent celle d’une discothèque décadente, le chant est pénible. Brandon Gercara met en scène une impossibilité, un échec, une vulnérabilité excessive. Ielle recherche par là « une forme de grâce et de beauté dans le pathétique ».
Plus tard, ielle poursuit sa réflexion en activant la figure de la folle, de la Drag Queen, de la diva ou du travesti. Ielle joue et met en scène des figures historiques instillant un trouble dans le genre1 . Ces figures sont à la fois en proie aux violences du patriarcat homophobe, mais aussi et avant tout des figures d’empowerment2 . Brandon Gercara s’appuie d’ailleurs sur les Notes sur le « Camp » de Susan Sontag : « L’essence du Camp c’est cet amour du non-naturel : de l’artifice et de l’exagération3 . » Être Camp c’est construire sa propre identité d’une manière sensible, extravagante et baroque. Brandon Gercara s’empare ainsi des figures de la folle ou de la Drag Queen comme d’outils plastiques et critiques pour mettre en lumière un système d’oppressions cultivé par une masculinité hétéronormative et coloniale. Une masculinité toxique qui dicte la norme : « être un homme, un vrai, c’est … » Une masculinité nécropolitique que l’artiste annule volontiers au profit de masculinités plurielles aux contours nettement plus indéfinissables. Son champ d’action navigue entre les catégories pour ne plus avoir à subir la violence de la catégorisation, de l’identification, de la justification et donc de la légitimité. S’ielle refuse les assignations, ielle convoque les paroles situées en se définissant ainsi : « Je suis pédé versatile et zoréole4 , avec les croyances religieuses malgaches et comoriennes. » Brandon Gercara s’inscrit aujourd’hui dans un féminisme queer territorialisé, intersectionnel basé sur le care (le soin, la préoccupation) et l’hospitalité.
Dans la lignée d’un héritage activiste queer, Brandon Gercara retourne les insultes et les stéréotypes pour réclamer un espace de fierté et de sécurité pour la communauté queer à La Réunion, pour visibiliser une histoire collective, une pluralité de corps et de paroles. Ce sont les enjeux d’un projet comme PD - Pour Demain, un parti politique fictif où l’artiste incarne une figure politique en campagne. Dans La Pensée straight, Monique Wittig parle du « régime hétérosexuel » pour désigner un régime politique qui impose ses normes et ses diktats à l’ensemble de la société. PD - Pour Demain apparaît comme une réaction au « régime hétérosexuel ». L’artiste fabrique un régime politique homosexuel en adoptant tous les codes et l’esthétique de la campagne électorale : affiches, stickers, tracts, discours dans l’espace publique et des slogans : « Nous sommes tous PD ». Par l’humour, l’autodérision et la provocation, Brandon Gercara impose dans l’espace public un débat complexe à La Réunion.
Ielle impose aussi une pensée inclusive pour perturber les mécanismes de domination. C’est aussi par cette stratégie d’inclusivité que l’artiste élabore le projet Requeer qu’ielle définit ainsi : « Un espace commun entre recherches, arts et politique afin de favoriser la visibilité des corps à l’intersection de multiples oppressions. Ces corps colonisés, ces corps queer, ces corps d’à côté. » Le titre, Requeer, trouve plusieurs origines : celles d’un retour (après un premier voyage en Europe), d’une nécessité urgente à retrouver sa communauté et d’une longue et difficile discussion à mener à La Réunion. RE = La Réunion, retour, réponse, redéfinir, repenser, resitué. Si PD - Pour Demain portait une parole faussement autoritaire et unidirectionnelle, Requeer invite à l’inclusivité, aux différences, à la pluralité. Il s’agit donc d’un laboratoire festif, fluide et collectif synthétisant l’ensemble des problématiques, des enjeux et des moyens d’action mis en œuvre par Brandon Gercara. Sur fond de musique pop, créole et électro, ielle y souligne l’importance des écrits et paroles théoriques qu’ielle injecte de manière centrale dans ce dispositif en mouvement. La théorie lui permet de « se situer, de parler, de se défendre ». Ielle rend ainsi hommage à Kimberlé Williams Crenshaw, à Elsa Dorlin, à Françoise Vergès ou à Madeleine Bègue. Par la pratique du lip sync5 , ielle propose d’ailleurs une performance où ielle imite et mime avec une étonnante perfection les discours d’Elsa Dorlin, d’Asma Lamrabet ou de Françoise Vergès. L’objectif est de vulgariser, au sens de rendre accessible au plus grand nombre, des paroles habituellement réservées à des cercles restreints.
Des tables rondes sont organisées pour ouvrir des espaces de paroles non seulement à des spécialistes, mais aussi à toustes celleux qui souhaitent s’exprimer. Du mobilier en bois de palettes invite les curieux·ses à boire un verre en s’interrogeant à partir de questions pyrogravées : Qu’est-ce que la colonialité ? – Dans quelles mesures le territoire influe-t-il sur les genres et les sexualités ? – Vous reconnaissez-vous dans le féminisme ? Les questions sont écrites en créole et en français. Brandon Gercara considère à la fois la langue créole comme étant une langue opprimée (celle que l’on doit taire pour « s’intégrer » et « réussir à l’école »), mais aussi comme une langue viriliste6 . L’empowerment agit par la langue qu’il est urgent de décoloniser et de transformer.
Brandon Gercara pense et fabrique des espaces politiques où les contre-pouvoirs peuvent exister et prendre forme. D’une chanson de Mariah Carey à un espace festif, en passant par une campagne électorale, ielle infuse les problématiques de genre, de féminisme décolonial, d’intersectionnalité ou de créolisation par le biais d’événements issus de la culture populaire. Ces événements non autoritaires sont ouverts à toustes. Parce qu’ils appartiennent à un langage commun, ces événements annulent les questions de la légitimité et de l’accès. Par le chant, la danse, la rencontre autour d’une table, un verre à la main, des paillettes et des ballons dorés, Brandon Gercara génère une œuvre protéiforme envisagée comme un territoire hospitalier où le champ théorique et plastique trouve une entrée dans la fabrication d’un nouvel imaginaire collectif : queerisé, créolisé et décolonisé.
Julie Crenn
/// Lire le texte sur le site de Julie Crenn, accompagné de nombreux visuels.
- D’après le titre de l’œuvre de Judith Butler. ↩
- Empowerment : fait de réclamer et revendiquer un pouvoir dont on a sciemment été privé. ↩
- Susan Sontag, Notes on “Camp”, Londres, Penguin Books, 2018, p. 1. ↩
- Zoréole : terme employé à La Réunion pour désigner une personne dont les origines sont à la fois créoles et françaises. ↩
- Lip sync : synchronisation labiale. Mimer du bout des lèvres est une pratique courante chez les drag queens par exemple. ↩
- À ce propos, ielle réalise avec des feutres de couleur une série de dessins/textes reprenant les attentes extrêmement genrées et les insultes homophobes créoles qu’il a subies dans sa famille. ↩