Jack Beng-Thi

UP. 01.04.2025

Mots pour maux

« Je suis né dans le chaos, dans un désordre assourdissant rempli de haine, de mépris.
J’ai résisté depuis des siècles à la violence des hommes, avides et cruels.
Je suis le chuchotement de la forêt retenu entre l’écorce et la chair d’un arbre millénaire.
Je médite sous les pierres dépressives arrondies de coups et roulées jusqu’à l’océan en fureur.

Je suis un signe enfermé dans les premières grottes. Je suis un cri intérieur des temps très anciens, puissant, guttural et moïque, construit d’onomatopées qui racontent l’aube violette et rose, la brume glissant sur le fleuve entouré de vieux arbres aux souvenirs incertains.

Je suis le langage d’êtres primitifs aux corps ruisselants sous la pluie tropicale. Je chante en douceur la rencontre animale, les griffes, la blessure, la douleur lancinante en bas d’un crépuscule menaçant.
Je suis un son tremblant venu des entrailles d’un homme, d’une femme, surpris par la beauté de la terre aux aurores boréales ou de l’astral arc-en-ciel.

Je suis un souffle permanent qui rythme l’âme et la peau de l’espèce en mutation perpétuelle. Je suis la langue des être découverts au détour d’une montagne sacrée, capturés pour être vendus, arrachés à leur terre-mère, jetés dans le ventre des navires en bois vermoulu et malsain qui traversent “ l’eau noire ” jusqu’aux îles miracles.

Alors je deviens le codex de pierres, de fibres, de bois précieux et durs ornés de syllabes redoutables murmurées à l’oreille des esclaves marrons en fuite vers la liberté et la mort. En terre inconnue, je rencontre cet Autre à la peau mille couleurs, aux yeux révulsés, au timbre caverneux et chantant… J’aime…
J’imite jusqu’à capturer l’essence verbale au goût paradisiaque. De ma langue double, je m’insère dans cette nouvelle vision du monde pour parler d’amour, de vérités englouties, de civilisations perdues.

Ma voix est celle des langues de résistance, à la domination pour conjurer l’histoire amère du sang noir. Ma langue, nos langues aboient, hurlent aux vents dominants les litanies des dieux somptueux et méchants. J’habite ma langue rouge comme le feu de l’enfer, rincé par la divine comédie humaine… Mais je ne suis pas seul… J’entends dans l’écho du vent des continents et des îles les voix audibles et rebelles des âmes sœurs.

J’entame un dialogue avec moi-même, avec l’histoire, avec les corps et la géographie, c’est le fruit d’une itinérance en résonance avec notre île. Où est le corps ? L’énigme est toujours présente. L’œuvre montre la tragédie née de l’impossible précision du destin des aurores australes. Mettre le corps en mouvement, lui insuffler un nouvel élan, celui de notre temps célébrant ” l’heure de nous-mêmes ”.

Mon peuple
quand
quand cesseras-tu d’être le jouet sombre
au carnaval des autres ?
ou dans les champs d’autrui
l’épouvantail désuet ?

Il faut écrire, dessiner, fabriquer, montrer le grand crime en utilisant l’eau, le vent, le feu, la terre, les fibres et le bois… Salazie, Mafate, Dimitile, Maïdo, je maronne à la renverse de mon être idéal, je maronne à la tangente de vos yeux. Kouri, lo dovan, liané, rod pou shapé. Nout razine i kour an trénas patat sou la tèr. La sèv nout’ lidentité y nourri la sève limanité.

Mi mèt dobout
Mi mèt dobout

À deux pas, j’entends le souffle de l’île rouge pays ancêtres, Betsiléo, Sakalaves, Betsimisiraka… au cœur des pangalanes nous avons construit la maison de la parole pour conjurer les corps et les âmes de 1947.

Tendue est la peau
sur la boîte de résonance du vent
Que sculptent les esprits du sommeil
Et le tambour est prêt
Il y résonnera
et les incantations deviendront rêves

À la tangente de Bonne Espérance en terre d’Azanie sur la terre remuée de Soweto, d’Alexandra, de Sharpeville, pousse le nouvel arbre de la liberté.

Cette insondable mémoire qui est la tienne
éparpillée à toutes les mers en tous les océans.

Gorée, Gorée, île cicatrice, source de mille troubles de la mémoire, de mille drames, mille peurs où après un long rêve les femmes saldiguées chantent leurs louanges autour de l’arbre sacrée de Joal à la mémoire du lion de Djilor puissante voix poétique du Saloum.

Je me rappelle des signares à l’ombre verte des vérandas
Les signares aux yeux surréels comme un claire de lune sur la grève.

J’ai dans mon corps une goutte de sang noir, une goutte de sang indien, une goutte de sang blanc.
Que faire de ma face d’indienne ? De mes cheveux, de mes rides, de mon
histoire, de mes secrets.
Il a fallu du temps pour tromper les alizés pleins de pouvoir macoute entre sargasses et caraïbes.
Haïti Haïti de quelle violence es-tu ? Il faut s’inviter au bal des sans noms et des indignés pour lire dans la poussière des vévés les noms des disparus…
Stéphen Alexis, Félix Lamy, Antoinette Duclair, Jean Dominique.
Le son du groka et du lambi nous donnerons les bonnes nouvelles de la forêt des Wayanas, Arawaks, Kalina, Bushinengués.

Cuando miro hacia atras quand je regarde le passé
Y veo tantos negros et que je vois tant de noirs
Cuando miro hacia arriba o hacia abajo quand je regarde tout en haut ou tout en bas
Y son negros que yo véo ils sont noirs ceux que je vois
Qué alegria vemos tantos cuantos quelle joie de nous voir si nombreux

Ma mère était femme à danser sur le nombril de l’histoire.

C’est une histoire d’amour, un voyage inattendu au royaume de Tagore, Bhatta, Roy et Desaï au pays des engagés, Calcutta, Chandernagor, Karikal jusqu’aux dunes du Thar… Ah ! Jaïpur la rose, du palais des vents dans la demeure colorée, dans le tourbillon dansant de la gitane kalbelia Gulabi Sapera hymne au serpent sacré, hymne à la terre, aux danses, aux chants des Bishnoïs, des Naths, des Gyars, des Bhils des Meenas.
Tu te souviens de la muraille de sable aux porte de l’oasis, les mirages enveloppant la mémoire des caravanes ?
Au fond du désert, dans la géométrie obscure des pierres tu te souviens des puissantes révélations du silence. »

Jack Beng-Thi, 2024