Au commencement était l'écorce
Par Sophie Hoarau
2020
Au commencement était l’écorce.
Celle de l’arbre saisi au plus près de son existence.
Trait à trait, d’un pinceau à la pointe aussi acérée que les épines des Antandroy1 , l’encre noire, telle la suie des origines, incise la toile virginale dans une quête absolue du secret de la sève. D’abord hésitante, la main va, ose quelques griffures, les prolonge de tracés volatiles, renonce, reprend, se retire, puis recommence – une fois, deux fois — autant de fois que nécessaire, avant que ne s’opère, de l’esprit et du corps, cette fusion aussi attendue que redoutée car synonyme d’une aliénation spiralaire. Et le geste grisé d’impatience se fait plus fécond : fibre après fibre, la toile se remplit ; écaille après écaille, l’écorce se structure, enfle, se soulève, craque, se fissure jusqu’à former ce tronc – pilier tutélaire d’une île au monde, jusqu’à élever ce bouquet de racines – poteaux solidaires d’Atlas. Lorsque tard dans la nuit, le manège s’arrête – ces choses-là se passent toujours la nuit – dans une rumeur bélouvienne, l’arbre s’annonce, tamarin élancé, filao affolé, acacia, araucaria, vacoa pavillonnaire. Bris de troncs, soupçons de corps, membres sexués, parcelles de forêts scalpées s’imposent alors sur le coton jalousé : de l’immensité du possible surgit enfin une possible réalité.
Au commencement d’un certain septembre, l’arbre est là.
De son écorce suintent des vérités mises à nu, incisées, scarifiées, piquetées, témoins de plaies immémoriales. Au-delà de l’espace-toile, dans les frondaisons échappées rôdent les Vazimba2 : de leurs doigts allongés, posés à l’orée des fissures, ils nourrissent encore l’espoir fou de recueillir la sève primitive, celle qui les fera quitter leurs forêts olympiennes pour revenir parmi les Ntalao3 de ce « Nouveau Monde » partout et par tous, espéré.
Pour l’heure, sur l’espace inentamé, autant happeur d’envies que fanal d’écueils naufrageurs, dans le labyrinthe des incertitudes, l’artiste marronne.
Les premiers mots infuseront de la terre, du parfum de la terre après la pluie, libérant un pouvoir d’ayapana4 . Puis ces mots – immatériels encore – s’habilleront d’un manteau de peau, ocrant l’espace des teintes d’une fin de jour bientôt malbaraizé5 . L’adolescent-poète avait raison : les Voyelles portent les couleurs du monde et l’artiste ses « ivresses pénitentes6 ». Il suffit d’une étincelle. Elle surgira ici de l’âme guerrière des Antandroy, Sakalave, Betsimisaraka. On la reconnaîtra dans les plaintes Madécasses rythmées des zébrures du chabouk qui pourrissent l’air tiède d’une rancœur de sang chaud.
Fanaovana tombon-kavatza7 . Au tout début étaient les signes.
Dès ce commencement, les hommes ont attendu du ciel ce qu’ils cherchaient déjà en vain sur terre. Alors ils ont imaginé, tracé à l’argile blanche sur la soie assombrie de leur visage, des Tsontsoraka8 . Premiers alphabets magiques, premières notes égreneuses d’une musique ancestrale, premières prières des Vahoaka Ntalao9 à l’adresse de leurs dieux-créateurs. Et dans un rituel qui a franchi deux millénaires, la même communion entre peuples piroguiers et divinités célestes. Mais sur le point de se retirer, Ntalao l’Ancêtre, si personne n’y prend garde, emportera dans ses limbes la parole originelle, l’arrachant définitivement aux Farana10 . Il y a urgence.
Hoditra11
La peau, ce territoire en attente !
Comme une évidence, ces peuples de la mer lui ont confié leurs secrets. Ici, la vie et la mort, le soleil et la nuit, la montagne et la mer, le ciel et la terre, la guerre et la paix. Là, des ravines de larmes dévastant un visage ; entourant des corps souples, des bracelets pour sceller l’amour, l’amour surtout ! Autant de tracés aux allures enfantines pour dire les vivants et les morts, le matériel et l’immatériel, le sacré et le profane. Tombon-kavatza, premières esquisses encrées sur la peau. Sept peaux dit-on ! « Kaf nana set po »12 , mensonge s’indignera plus tard le poète. Madécasse ! Le palimpseste gravé à même l’écorce-peau sacre le territoire.
Happé par l’espace enfin apprivoisé de sa toile, l’artiste affranchi, à ses pinceaux est suspendu.
Sa main, à la fois puissante et fébrile, se lance : les linéaments – ici infimes, là brisés – les circonvolutions – courbes et demi-courbes – encochent désormais sans tremblements, presque sans émotion, le palimpseste nouveau. Avec la prudence du tatoueur, le peintre guide cette même main et délivre pour une seconde éternité, les symboles sollicités. Pourvu qu’on lui laisse le temps ! Alors paraissent, fane-fanées13
, des prières pour Zanahary :
soleils, étoiles, roues solaires, arcs parcourant le ciel, raies verticales.
Des dessins semblant d’enfants pour dire les hommes et les femmes :
traits filiformes, formes pleines, têtes rondes, brins de cheveux
hommes virils, debout tels des peignes
milans aux ailes déployées érotisant la femme
Partout, des gris-gris :
lignes tatouant les joues, colliers imposants,
triangles charmeurs
points gravés, bracelets brisés
bijoux d’argent, bijoux tatoués
Çà et là, des témoins de la vie sur terre :
oiseaux, crocodiles, serpents,
tortues jalousant les zébus ancestraux
lignes en dents de scie où se suspendent des écuelles
Des messagers de l’amour…
raies obliques : paroles données
peignes sexués : symboles de virilité
ailes de milan déployées en attente d’amour
Et quand l’amour n’est plus…
au-dessous des yeux : trois longues larmes de chagrin
À la fin, sur l’espace habité,
dans le brouillard Maïdo d’un feu violent,
des yeux qui regardent vraiment,
mêlés à la sève des Pitons songeurs,
des ruisseaux de larmes.
Et piqués ici et là,
fleurs, amulettes,
points suspendus aux mystères des lignes.
Mais partout glorifiés, dans leur plus simple apparat, des hommes, des femmes, porteurs du lehibary14 , talisman suprême qui, au gré des océans, des plus pacifiques aux plus tumultueux, a traversé les millénaires avant d’être tourné, détourné, retourné.
Quand, à l’aube naissante, la main enfin se tranquillise, l’art délivre ses secrets : des choses simples, tellement simples qu’on s’interroge encore. À l’horizon se profile alors un espoir de ravissement. Il résonnera ce ravissement, dépouillé, épuré, en écho à la voix dominante des Chansons madécasses15 d’un Ravel enchanté. Dans son Tour des origines d’un nouveau monde, après la Chine (2011) et l’Inde (2013), Kako enracine une troisième origine en Pays Madécasse. Nous sommes en 2020 ! En choisissant d’aller au plus près de l’arbre, il s’est approché au plus près de son écorce, l’arrondi des doigts à l’effleurement des écritures ancestrales.
Le jour est souverain.
Dans l’intimité d’un ventre-monde, les peaux tatouées se déroulent : autant de palimpsestes à déchiffrer pour ne pas tout concéder à l’oubli.
Texte paru dans le catalogue Le tour des origines d’un nouveau monde – Madécasse, édition Kf actory, 2020.
Voir Hoditra
Voir Les 7 filles d’Héva
- Antandroy : ceux qui vivent dans les épines. Partie des Ntalao présents dans le sud, région aride couverte de ronces. Ethnie supposée la plus ancienne de Madagascar. ↩
- Vazimba : ceux qui vivent dans les lieux sacrés. Partie des Ntalao qui ont décidé de s’installer près des lacs, rivières, dans les bois ou les grottes. Selon les légendes : humanoïdes à gros yeux, grosse tête ; bras, doigts et ongles longs. L’imaginaire malgache en fait des divinités olympiennes. ↩
- Ntalao : ancêtres. Premiers hommes malgaches, chasseurs. ↩
- Ayapana : plante médicinale de La Réunion. ↩
- Malbaraiser : flamboyer. Mot créé par Bernard Payet, poète réunionnais. Malbaraise : femme indoue (Malabar) de La Réunion. ↩
- Arthur Rimbaud. ↩
- Fanaovana tombon-kavatza ou Tombon-kavatza : tatouage. ↩
- Tsontsoraka : la parole originelle tracée à la terre blanche. ↩
- Vahoaka Ntalao : (de va - waka) peuple des canoës, peuple de la mer, piroguiers. ↩
- Farana : descendants. ↩
- Hoditra : peau de l’homme, écorce. ↩
- « Kaf nana sét po », 1991, poème d’Axel Gauvin, écrivain réunionnais. Critique du dicton : « Le noir a sept peaux », donc résistant, justifiant l’esclavage. ↩
- Fane-fané : éparpillé, dispersé (créole réunionnais). ↩
- Lehibary : grand soleil ou soleil resplendissant. Mot presque disparu du vocabulaire malgache, remplacé par le terme générique : svastika (croix stylisée). Signe décliné en : soleil, roue solaire, croix solaire. ↩
- Chansons madécasses (1925-1926) de Maurice Ravel. Interprétation des textes éponymes d’Évariste de Parny (1787), poète originaire de La Réunion. « De toutes les œuvres que j’ai composées, c’est de ces chansons dont je suis le plus fier » (M. Ravel). ↩