Opus 3 de la salutation aux ancêtres de Kako

Par Thierry Gangate

2020

Arbre qui prends racine aux pierres des tombeaux
et dont la sève vive est peut-être le sang
de ceux qui furent les flambeaux
de mon Émyrne et de son esprit finissant

Jean-Joseph Rabearivelo (1901-1937)
« Aviavy1  », Volumes, 1928.

Ranomaso, 2016-2020
Encre et huile sur toile, 97 x 147 cm.

Les arbres sont présents sur Terre depuis 385 millions d’années. Ils comptent ainsi parmi les plus anciens organismes vivants sur notre planète. Ils sont chimiquement composés de carbone, d’oxygène, d’hydrogène, d’azote et de minéraux.
Les êtres humains, qui sont apparus il y a seulement 300 000 ans, sont constitués des mêmes composants chimiques.
Les récentes découvertes scientifiques permettent aujourd’hui de parler « d’intelligence végétale » au regard des capacités de communication, de mémoire, d’entraide et d’adaptation des plantes.
Ne pourrait-on pas alors penser que les arbres sont aussi un peu nos ancêtres ?
Les racines des arbres, en pénétrant les pierres des tombeaux, comme le chante le poète Rabearivelo, s’abreuvent du sang des défunts qui nourrit leur sève.
Nos Mahos, Tamarins des Hauts, Grands Nattes, Jacquiers, Manguiers et autres piéd bwa2 ont bu l’hémoglobine de nos ancêtres qui, infusant en eux un peu de notre identité, s’est mêlée à la sève de nos vénérables cathédrales végétales.

Dès lors, notre métissage ne serait plus seulement le traversement des uns par les autres, Malgaches, Européens, Africains, Indiens, Chinois, Océaniens mais également mélange avec les espèces végétales.
Le Hova3 inspiré, qui a à cœur de louer la culture des ancêtres en utilisant « la métaphore des arbres du tombeau qui inverse celle des arbres exilés4  », le sous-entend et, même s’il n’a pas toujours raison, le poète, comme l’artiste, est souvent un visionnaire par « illumination du cœur5  » comme le proclame Saint-John Perse.

Les premières femmes qui ont peuplé l’Île Bourbon étaient toutes natives de la Grande Île. Garantes de la transmission, elles ont légué à leurs enfants une part de leurs mythologies. Zarasoa Rahely, qui signifie justement « Garante de la transmission », est d’ailleurs le nom de l’héroïne de Sophie Hoarau et illustrée par Kako dans leur ouvrage commun intitulé Cahiers secrets de Louise et Jouan, esclaves marrons, à Bourbon, 1731-17346 .

Leur nombreuse descendance réunionnaise a de ce fait du sang malgache dans les veines malgré un déni chez certains qui, fiers d’une peau laiteuse et d’un affichage capillaire proche de celui des peuples nordiques, fantasment la pureté de leurs origines.
En nous offrant, pour le troisième opus de son Tour des origines d’un nouveau monde7 , sa vision des femmes malgaches et des arbres, Kako nous invite à une réflexion sur nos propres sources qui finalement ne sont pas si nombreuses et différentes de ce que l’on veut bien croire.
Une exposition récente intitulée Nous les Arbres, présentée à la Fondation Cartier pour l’art contemporain, dans laquelle l’artiste réunionnais aurait eu toute sa place, invitait « à considérer les arbres comme des acteurs essentiels de notre monde (…) » et avait « pour ambition de leur rendre la place que l’anthropocentrisme, voire le zoocentrisme, leur a soustraite.8  »

Pour son installation présentée lors de l’exposition à Hang’Art 410, les sillons rouges tracés par l’artiste de Mont-Vert9 sur le tronc de Tamarins des Hauts10 , meurtris par le grand incendie du Maïdo de 2010, indiquent la parenté de sang, arbres-humains, et peuvent aussi faire penser à des cordons ombilicaux reliant les mères-ancêtres malgaches à leurs enfants dans le tombeau matriciel ou encore le ciel et la terre, symboles de « l’axis mundi » ou « arbre du monde » des initiés aux sciences hermétiques. D’ailleurs, la mise en scène de l’exposition oblige le visiteur à un voyage à rebours vers ce qui représente peut-être l’utérus primordial.
Les stigmates cutanés laissés par les tatouages sur l’épiderme des femmes « Madécasses », photographiés parfois dans un souci anthropologique des plus suspects au XIXe siècle11 , qui apparaissent sur toutes ses œuvres, font écho aux marques laissées sur la peau des arbres par les canifs et effacées par les intempéries, faisant de leur écorce des sortes de palimpsestes. On croit entendre d’un tableau à l’autre les vers d’Évariste de Parny dans sa dixième chanson Madécasse :
« Infortunés ! dormez ensemble, dormez en paix dans le silence du tombeau12 . »
Le poète, pourfendeur de la Traite négrière et de l’esclavage13 , évoque une paix possible pour l’amour foudroyé de Yaouna et de son jeune amant par le roi, au travers d’une communion dans les profondeurs du substrat qui nourrit les arbres.
C’est peut-être pour cela que finalement, les esprits aiment tellement nicher dans les arbres desquels il faut s’écarter après la nuit tombée selon les croyances créoles qui font peur à de nombreux Réunionnais14 . Les âmes défuntes sont autant craintes que vénérées, réprouvées que saluées dans divers rituels de La Réunion dont le Servis Kabaré, cérémonie d’hommage aux ancêtres apportée par les esclaves d’Afrique et de Madagascar, devenue une création réunionnaise ou encore le Samblani par lequel les Tamouls de l’Île honorent leurs morts en leurs offrant mets et boissons qu’ils aimaient déguster de leur vivant.
Les femmes des différentes ethnies de Madagascar, représentées dans sept tableaux par Kako, ont un aspect ectoplasmique qui fait immédiatement penser au culte des ancêtres et à la cérémonie du retournement des morts ou Famadihana pratiqués sur l’île Rouge. Elles ont des visages et des chevelures éclairés des couleurs de la vie mais des mains totalement diaphanes et absolument aucun pied comme pour mieux s’envoler vers les cimes dans le but de communiquer avec les vivants soit en leur faisant peur, s’ils ont manqué à leurs devoirs, soit, pour ceux qui savent entendre, en leur délivrant des messages qui leur rappellent que les mondes ne sont pas aussi étanches qu’on l’imagine. Monde animal et monde végétal, monde des vivants et monde des défunts.
Une fois encore, Kako nous démontre, si besoin en était, qu’il sait écouter les chants et les champs des ancêtres pour les sublimer à travers des œuvres d’une beauté quasi originelle où fusionne le Vivant et qui donnent sens au mot « Salutation » :

Je ne viens pas pour saccager les fruits
que tu tends, sur tes cimes inaccessibles,
au peuple des étoiles et à la tribu des vents,
non plus pour arracher tes fleurs que je n’ai jamais vues,
dans le but de m’en vêtir ou d’en cacher quelque honte que j’ignore,
moi, l’enfant des collines arides
15 .

Catalogue d’exposition Le tour des origines d’un nouveau monde – Madécasse, Hang’Art, édition Kf actory, 2020.

  1. Figue en malgache.
  2. Arbre en créole de La Réunion.
  3. Dans sa signification la plus courante à Madagascar même, le terme Hova désigne la plus importante subdivision du peuple des Mérinas. Wikipédia, 2020.
  4. Préface de Jean-Louis Joubert à Poèmes, Jean-Joseph Rabearivelo, Hatier, 1990.
  5. « Et le poète est aussi avec nous, sur la chaussée des hommes de son temps.
    Allant le train de notre temps, allant le train de ce grand vent.
    Son occupation parmi nous : mise en clair des messages. Et la réponse en lui donnée par illumination du cœur. » Saint-John Perse.
  6. Récit autobiographique fictif illustré, texte de Sophie Hoarau, illustrations de Kako, éditions Kf actory, 2015.
  7. Le tour des origines d’un nouveau monde, Made in China, 2011 ; Le tour des origines d’un nouveau monde, Made in India, 2013.
  8. Présentation de l’exposition Nous les Arbres, Fondation Cartier pour l’art contemporain, Paris, 12 juillet – 10 novembre 2019.
  9. Mont-Vert, quartier de Saint-Pierre, est l’un des jardins maraîchers du sud de l’île de La Réunion.
  10. Acacia heterophylla, arbre endémique de La Réunion.
  11. Voir le catalogue de l’exposition Chambres noires, chants obscurs. Photographies anthropométriques de Désiré Charnay : types de La Réunion, 1863, Sudel Fuma et Wilhiam Zitte, postface de Jean-Claude Carpanin Marimoutou, édition du conseil général de Saint-Denis, 1994.
  12. Évariste Désiré de Forges de Parny (1753-1814), Chansons madécasses, « Chanson X : Où es-tu, belle Yaouna ? », 1787.
  13. « Non, je ne saurais me plaire dans un pays où mes regards ne peuvent tomber que sur le spectacle de la servitude, où le bruit des fouets et des chaînes étourdit mon oreille et retentit dans mon cœur. Je ne vois que des tyrans et des esclaves, je ne vois pas mon semblable. On troque tous les jours un homme contre un cheval : il est impossible que je m’accoutume à une bizarrerie si révoltante. » Lettre à Antoine de Bertin, janvier 1775.
  14. Voir Prosper Ève, Île à peur : la peur redoutée ou récupérée à La Réunion des origines à nos jours, Océans éditions, 1992.
  15. Jean-Joseph Rabearivelo, « Ala Avo » (Haute futaie), Sari-Nofy (Presque-Songes), 1934.