C'EST UN GRAND TERRAIN DE NULLE PART [dessin]
C’EST UN GRAND TERRAIN DE NULLE PART, depuis 2006
Corpus de 117 dessins et 20 vidéos
Techniques et dimensions variables























































Dessins hors série, 2005-2016
















« La série “ C’est un grand terrain de nulle part ” (CUGTDNP) est un ensemble composé initialement de dessins commencés en 2006, la plupart du temps réalisés dans un carnet de croquis d’environ 15 x 20 cm, chez moi ou durant mes voyages (2006 en France, 2019 en Thaïlande…), augmenté au fur et à mesure par des vidéos, transformant ce grand terrain de nulle part en lieu infini composé de souvenirs réels ou inventés. Le titre est emprunté de la chanson de Gérard Manset Comme un Lego. Cases, ruines, usines, villages, temples, autels, vérandas, échafaudages, chantiers, déchetteries, rochers, forêts, coraux… fouiller le réel dans ses détails, et dessiner ce qui reste. »
Stefan Barniche
« (…) Pour C’EST UN GRAND TERRAIN DE NULLE PART, tout est parti de croquis de lieux imaginaires que j’ai combinés avec des croquis de détails de lieux réels que j’avais visités (usines, temples, cases créoles abandonnées…). Je les dessinais souvent sur place, rapidement, de façon nerveuse, puis j’en sélectionnais certaines parties pour les retravailler et les assembler à d’autres, comme si je travaillais avec des calques. Peu à peu, une nouvelle étape s’est imposée : une extension des dessins à travers la vidéo d’animation 2D et 3D. Je me suis demandé : qu’est-ce que ça ferait de voir ces lieux, ces architectures dessinées s’animer et prendre vie ? L’idée d’une architecture vivante — au sens d’animée ou habitée par un esprit — m’a toujours fasciné. Qu’il s’agisse du cinéma (Amityville, Poltergeist, Playtime, One Week, Mon Oncle, Shining) ou de l’écriture (Les Cités obscures de Schuiten, Ici de Richard McGuire, ou le roman La Maison des feuilles), je reste profondément attiré par le motif de la maison vivante.
C’est peut-être comme ça que le processus se met en place, par enfilade. Les possibilités défilent devant moi, et à un moment donné, j’ai besoin d’aller voir ce que ça peut donner. Inévitablement, cela entraîne aussi une sélection, les pistes s’éliminant peu à peu. C’est une façon d’épuiser le sujet. (…)
Nous avons précédemment évoqué une de tes œuvres qui s’intitule C’EST UN GRAND TERRAIN DE NULLE PART : c’est un titre très évocateur, très poétique aussi.
SB
J’ai emprunté ce titre à l’un des plus grands poètes français : Gérard Manset, auteur-compositeur qui a écrit une chanson intitulée Comme un Lego. Il y a d’ailleurs un côté dystopique dans ce morceau qui décrit le monde vu d’en haut, comme s’il n’était qu’un immense jeu de construction. Manset y observe les êtres humains et leurs activités comme de minuscules figurines. La première phrase dit : « C’est un grand terrain de nulle part, avec de belles poignées d’argent… »
C’est un peu la même démarche que lorsque j’emprunte le titre Errance à Raymond Depardon. Pour moi, « c’est un grand terrain de nulle part » était parfait pour nommer ce corpus : il décrit cette immensité dans laquelle je ne sais pas exactement où aller. Je représente des morceaux de lieux, réels ou imaginaires, mais au fond, de quoi s’agit-il ? Du grand terrain de nulle part. Est-ce que ce grand terrain se situe autour de la feuille ? Est-ce que ce terrain est la réalité qui nous entoure ? Serions nous nulle part en étant là où nous sommes ?…
Avec ce titre, j’ai l’impression d’avoir épuisé les possibilités de significations, comme avec des combinaisons infinies — tout est ouvert et ça m’allait, même dans leurs contradictions. Car le terrain de nulle part parle aussi de La Réunion. Où suis-je ? D’où viens-je ? Mon séjour en hexagone a soulevé beaucoup de questions sur l’image que les gens de là-bas ont de notre île. Et moi, où est-ce que je me situe sur cet échiquier identitaire ? Peu importe où je me trouve, je ne suis jamais tout à fait assez ceci ou cela. Ce n’est pas quelque chose que je brandis, mais c’est un questionnement qui reste toujours là, en arrière-plan.
Globalement, l’ensemble de tes titres est très singulier, comment les choisis-tu ?
SB
Pour certains projets, je me dis qu’il faudrait un titre qui marque. Souvent, les titres viennent à moi — ou plutôt, ils sont déjà là, glissés dans les paroles de musiques que j’écoute en travaillant.
Il y a aussi des moments où les titres surgissent, comme avec mes carnets de dessin. Par exemple, Les Heures : le projet est né d’un fond sonore, de ce qui m’entourait — des conversations, la radio, un film que j’avais vu, une série que je n’avais pas aimée, ou au contraire la musique d’un film qui m’avait touché. Et là, le titre s’impose, lié à ce que je vis au moment du travail. Parfois il vient plus tard, mais toujours dans le prolongement du processus. C’est un déclic : évidemment, ça doit s’appeler comme ça. Pour C’EST UN GRAND TERRAIN DE NULLE PART, je cherchais quelque chose qui évoque l’espace, le territoire, l’ici et maintenant, mais sans limite définie. Le titre s’est imposé de lui-même.
Il y a aussi des références qui m’inspirent toujours, comme Charles Fort, qui, dès 1910, passait ses journées à éplucher les journaux pour collecter des faits divers étranges et des anomalies répétées : pluies de grenouilles, poltergeists, objets lumineux traversant le ciel (à une époque où l’aviation en était à ses balbutiements), disparitions d’équipages sur des navires intacts, statues qui suintent, et bien d’autres phénomènes inexpliqués. Il a compilé tout ça dans Le Livre des damnés. Ce bouquin, un peu oublié, a beaucoup inspiré les surréalistes — Jacques Bergier, Louis Pauwels, et j’y puise parfois des titres. J’aime cette manière de capter et de porter un regard sur les anomalies, les choses qui échappent à notre entendement, sans les condamner à priori par nos croyances limitantes. (…) »
Extrait d’entretien avec Stefan Barniche, par Céline Bonniol et Mathilde Rousselie, 2025.
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