À La Réunion, des résistances et émancipations queer décoloniales
Par Sarah Andres
Lisbeth, newsletter féministe
Presse internet
2022
Extrait de la publication :
L’ENJEU
Pendant plus de deux siècles, l’administration coloniale de La Réunion est confiée à la Compagnie française des Indes, et des dizaines de milliers d’esclaves sont transportés depuis le continent africain. Lorsque l’esclavage y est aboli en décembre 1848, l’île compte plus de 60 000 esclaves. Jusqu’à sa départementalisation en 1946, La Réunion reste une colonie française et adopte une nouvelle forme de servage (appelée l’engagisme). Aujourd’hui, c’est un territoire qui compte une grande pluralité de religions (le catholicisme, l’hindouisme, l’islam et le bouddhisme font partie des majoritaires), de rites et de traditions culturelles. Comme dans tous les anciens territoires colonisés, la population réunionnaise en subit encore les stigmates, comme l’enseigne très bien cet article de Marine Haddad et dont Lisbeth recommande la lecture.
En 2019, la délégation réunionnaise du Refuge a mené une enquête auprès de la population homosexuelle locale, afin de mettre en lumière le vécu et les discriminations à l’égard de la communauté gay réunionnaise. Si le rapport affirme que « la perception de l’homosexualité à La Réunion semble s’améliorer au fil des années, notamment chez les générations les plus jeunes », les données recueillies laissent entrevoir le travail de dé-construction des stéréotypes et de lutte contre les discriminations qui reste encore à faire.
- 58 % des répondants ont déjà été victimes d’homophobie (dans 44 % des cas, il s’agit de violences verbales).
- 70 % des répondants affirment qu’il est difficile, voire impossible de vivre son homosexualité sur le lieu de travail, et 76 % affirment la même chose en milieu scolaire.
- Pour 79 % des répondants, il est difficile voire impossible de vivre son homosexualité dans l’espace public.
L’étude met également en avant le poids de la famille et des religions dans ces discriminations qui entretiennent une culture du non-dit et la peur du rejet. Parmi les répondants de l’enquête : - 53 % déclarent que parler d’homosexualité avec leur mère est difficile voire impossible.
- 69 % déclarent que parler d’homosexualité avec leur père est difficile, voire impossible.
Face à ces constats, les acteur·ices locaux se mobilisent. Le 30 septembre dernier, le Comité opérationnel de lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (CORAH) s’est réuni afin de définir un plan d’actions pour lutter contre les discriminations. Parmi les associations présentes figurait Requeer, dont l’enjeu principal est de visibiliser et de rendre plus accessibles les luttes LGBTQIA par le prisme décolonial à La Réunion.
L’INITIATIVE
« C’est lors d’un voyage en Europe que je me suis rendu compte que j’étais racisé. »
À 24 ans, l’artiste et activiste réunionnais Brandon Gercara a créé Requeer dans le cadre de son projet d’étude à l’École supérieure d’art. L’idée lui vient à la suite d’un voyage à Bruxelles. Né d’une mère zorey (issue de l’Hexagone, en créole) et d’un père réunionnais, iel se définit comme « homosexuel cisgenre fluide » et raconte faire face à une absence d’espaces intersectionnels sur l’île. « Il y a des associations contre le racisme et d’autres contre les LGBTQIAphobies. Mais dans celles-ci, les émancipations sont d’abord une question blanche. Or, les personnes les plus précaires dans les communautés LGBT sont les Réunionnais-es, et plus largement les personnes racisées* », explique l’artiste. Aujourd’hui, Brandon Gercara travaille au musée du FRAC (Fonds régional d’art contemporain) de Saint-Leu et en tant que chercheur associé aux Beaux-Arts. L’artiste explique s’être retrouvé dans cette formation « un peu par hasard » et qu’elle lui a permis d’appréhender son identité grâce à la culture queer et d’y découvrir des artistes comme Samuel Fosso, Zanele Muholi ou encore Julie Crenn, historienne, critique d’art et commissaire d’exposition. « Mais les institutions culturelles sont des lieux de pouvoir et élitistes qui reproduisent des schémas de domination. »
« Les luttes LGBT et antiracistes sont encore trop souvent séparées, alors que les oppressions racistes et LGBTphobes ne sont pas vécues séparément. »
La vulgarisation scientifique comme moyen d’émancipation
Requeer est à la fois un espace d’archives, de recherches, de visibilisation et de réflexion. Brandon Gercara explique l’importance de vulgariser la recherche (sociologique, politique, philosophique…) auprès du plus grand nombre. « J’essaie de sortir les savoirs scientifiques de leur aspect froid. C’est de la réappropriation. » Iel s’inspire notamment de la pratique du lip sync (synchronisation des lèvres) très présente dans les performances drags. « Au lieu de performer sur une chanson de Mariah Carey par exemple, on le fait avec des textes de recherche. » Brandon Gercara a ainsi performé des textes de la féministe décoloniale Françoise Vergès. « En incarnant un modèle, on donne de la force d’évocation au texte. » La plateforme réutilise également les palettes en bois reçues via les marchandises qui sont acheminées jusqu’à l’île chaque jour par bateau. « Pendant les manifestations des gilets jaunes, les bois palettes étaient utilisés pour faire des abris sur les ronds-points et des barrages. Je réutilise ce matériau car il témoigne de tout ce discours populaire et contestataire. » Le bois palette est utilisé dans la construction de tables hautes où des questions comme « Qu’est-ce que la colonialité ? » sont inscrites en pyrogravure. Le but est d’engager une sociabilité et d’intégrer le public en tant que collaborateur.
« Le savoir scientifique et universitaire s’appuie traditionnellement sur un rapport hiérarchique et vertical de l’apprentissage. À Requeer, on cherche à créer l’inverse. »
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