Clotilde Provansal

MÀJ. 03.12.2024

Minotaure

Exposition collective Conversations, commissariat Cathy Cancade, FRAC Réunion, Piton Saint-Leu | Institut Français de Maurice | Muséum d’Histoire Naturelle, Port-Louis, Maurice
Minotaure, 2015
Sculpture, taxidermie (peau et cornes de taureau, clous, polystyrène, mousse polyuréthane), socle en bois et vitrine, 111 x 221 x 78 cm.

« Minotaure, œuvre créée en 2015 dans le cadre d’une résidence au Muséum d’histoire naturelle de La Réunion est né de l’imagination de Clotilde Provansal qui tire son inspiration de la figure mythologique. L’usage de la taxidermie comme processus de réalisation confère à l’œuvre une esthétique réaliste tout en soulevant l’ambiguïté de notre appartenance au règne animal. Bien qu’en opposition avec l’approche poétique des surréalistes, Georges Bataille1 exprime l’idée qu’il existe un lien profond entre l’homme et l’animal.

Un imposant buste surmonté d’une tête de taureau repose sur un socle. Les surfaces du corps tapissées de fragments de peau que relient des clous à demi enfoncés laissent apparaître un réseau de cicatrices comme autant de points de souffrance. Minotaure nous regarde, protégé ou enfermé sous sa cloche de verre. Phénomène d’identification puissante, il suscite la crainte et la fascination. Face au monstre, Clotilde Provansal nous invite à prendre part à des conversations où se mêlent science et art, nature et culture, mythe et réalité. Nous sommes au cœur du muséum. »

Cathy Cancade
Extrait du catalogue de l’exposition Conversations - Du surréalisme à la création contemporain, commissariat Cathy Cancade, Musée d’histoire naturelle de Port-Louis, Maurice. Exposition réalisée par l’Institut Français de Maurice et le FRAC Réunion.


Art et « Non-savoir » : une poétique du sacrifice

« Minotaure est un projet qui convoque la notion d’hybridité dans sa représentation formelle, son processus de mise en œuvre et sa sémantique. Ce projet a été conçu et réalisé en collaboration avec le taxidermiste du museum, Salim Issac lors d’une résidence au Museum d’Histoire Naturelle de La Réunion en 2015. La pièce présente un buste d’homme surmonté d’une tête de taureau. Elle a recours à la technique de la taxidermie (sculpture en polystyrène et mousse polyuréthane recou­verte de peau de taureau, yeux de verre, cornes naturelles). Elle est présentée selon les codes signalétiques des espèces animales dans les museums d’histoire naturelle : sur un socle en bois, protégée dans une cage de verre et désignée selon son référencement d’espèce Minotaure.
Deux éléments singularisent la pièce : d’une part, le choix d’une posture en buste qui se distingue de la tradition naturaliste en pied ou en trophée. Cette posture humaniste que l’on retrouve dans la statuaire grecque antique vise à marquer une certaine proximité entre le public et la personne représentée. D’autre part, des clous apparents sont plantés sur le torse. Supposés fixer la peau pendant la durée du séchage, ils sont ici volontairement conservés. Le réalisme de l’installation, sa taille imposante (2,5 m de haut) et la manière dont elle est montrée (présentée dans un lieu de science) nous placent devant une évidence qui nous trouble. La créature a-t-elle vraiment existé ? Existe-t-elle encore quelque part ? Est-elle réelle ?
Cette question du réel déjà à l’époque moderne, intrigue les artistes du mouvement surréaliste qui voient à travers la figure symbolique du Minotaure une manière de convoquer la psychanalyse et de faire retour sur un savoir archaïque, pulsionnel pour se dégager des enseignements de la raison. Les éditeurs Albert Skira et Tériade lui consacrent une revue de 1933 à 1939 à Paris qui porte son nom (Minotaure). Cette revue développe une appro­che à la fois ethnographique, archéologique et psychanalytique et s’inscrit dans une modernité artistique qui cherche à ébranler un certain ordre. En réaction face à la guerre, elle vise à interpréter la part d’animalité et d’irrationnel inhérente à l’homme, ce que Georges Bataille (1970) va qualifier d’hétérogène.
Selon Juliette Feyel (2018), Bataille envisage une connais­sance paradoxale, un “ non-savoir ” qui se donne pour but d’ex­plorer la différence non explicable. Cela suppose qu’on puisse avoir accès à une matière antérieure à la réduction intellectuelle. Ce ” non-savoir ”, nous dit-elle, “ s’apparente à la connaissance des mystiques primitives ou à la fulgurance de l’intuition artistique ; non pas connaissance de la maîtrise par le concept mais perte souveraine de soi dans la jouissance qui résulte du contact avec l’Autre. Comme il ne s’agit pas d’une science, l’œuvre de Bataille se présente comme une pratique de l’hétérologie : une poétique du sacrifice ”.
Dans la pièce qui nous concerne, le Minotaure, hybride sacré, surgit dans une île dont les racines culturelles s’étendent au­ delà des océans et convergent vers des rituels anciens : Minotaure, homme-taureau, mi-dieu, mi-créature terrestre, vecteur d’un mes­sage entre la terre et le ciel, entre la vie et la mort. Les clous plantés dans sa peau lors du processus de taxidermie semblent aller de soi. Métalliques, ils s’imposent et résonnent à travers le temps. Destructeurs, ils rappellent les clous présents sur les féti­ches d’Afrique de l’ouest. Rédempteurs, ils évoquent les aiguilles que les pénitents se piquent dans la peau en signe de mortification lors de la cérémonie tamoule du Kavadi. Figure incarnée du sacrifice, il nous regarde et attend - tel l’Astérion de Borgès (1977) - impavide et en silence, son rédempteur.
Ses cicatrices et scarifications nous interpellent : ces traces sont-elles celles d’un long combat aujourd’hui révolu ou les preuves d’un assemblage contre-nature ? Car cet hybride composé de matériaux artificiels et naturels revêt bien l’apparence d’un monstre terrifiant à l’image du Frankenstein de Mary Shelley (1818). C’est qu’ici, l’ambiguïté demeure : le Minotaure est-il humain ? A-t-il vécu ? Vit-il encore ?
Science et fiction s’entremêlent dans ce mythe qui se revisite continuellement selon les époques. Car aujourd’hui, les chimères ne sont plus une fable. Objet de manipulations géné­tiques dans les sciences du vivant, les hybrides fascinent certains artistes qui y voient les figures incarnées du paradoxe nature/technologie : Joan Fontcuberta (Fauna, 1985-89), Eduardo Kac (Alba, 2000), Thomas Grùnfeld (Misfit, 2000), le collectif Art Orienté Objet (May the Horse Live in Me, 2011). Ils nous alertent sur les dérives possibles de l’exploitation animale à travers des œuvres qui mettent la question du vivant au cœur de la condition humaine : ” Le bio art ne crée pas simplement de nouveaux objets, il crée de nouveaux sujets ” (Britton et Collins 2003). »

Clotilde Provansal
Extrait de Image et savoir, interrogations transversales, 2019.
Sous la direction de Christian Germanaz, Vilasnee Tampoe-Hautin et Florence Pellegry, Presses Universitaires Indiaocéaniques
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  1. Georges Bataille (1897-1962), écrivain français, anthropologue, philosophe, économiste, sociologue et historien de l’art.