Le milieu du chemin de Dènmont

Par Thierry Gangate

2020

« Au milieu du chemin de notre vie
Je me trouvais dans une forêt obscure
Car la voie droite était perdue »

Dante ALIGHIERI, L’Enfer, Chant I, versets 1 à 3.

Station 050118, 2018
Huile sur toile, 170 x 190 cm.
Photographie © Laurent de Gebhardt

L’artiste est celui à qui, depuis la nuit des temps, la société confie son imaginaire. Les œuvres artistiques véhiculent par conséquent un discours sur le monde. Les toiles de Cristof Dènmont, même si l’on n’en maitrise pas immédiatement le sens, véhiculent aux yeux du spectateur son discours sur le monde. On est devant une mise en scène. Il se passe quelque chose. Ce ne sont pas simplement des esquisses de personnages naïfs, des mots, des points, des couleurs, des grattages, des superpositions de couleurs ou de dépôts de matière, d’huile ou d’acrylique souvent à même le tube. Il y a chez cet artiste un projet d’ensemble. Il y a un grand récit, mais quel est ce récit ? Pour qu’il y ait un récit il faut qu’il y ait langage et éventuellement écriture. Le travail d’écriture est passé d’abord par la réécriture de son nom de Christophe Dennemont à Cristof Dènmont.

Édouard Glissant, dont il admire la pensée, disait que les généalogies étaient trompeuses et qu’il fallait toujours mettre les noms en abyme, c’est-à-dire ne pas se satisfaire des explications rationnelles et évidentes d’un nom. « Si un nom a une explication, il faut mettre de la complexité dans le nom. Il ne faut pas se satisfaire de noms évidents parce que nous sommes entrés dans une ère où la simplicité est un gage d’erreur et de fixation sur quelque chose qui n’est peut-être pas la chose à la dimension qui lui correspond1 .

Cristof Dènmont a ainsi ajouté de la complexité à son patronyme, qui lui vient d’un des cinq cents premiers habitants de La Réunion, son île natale, en le complexifiant paradoxalement par la réduction comme il l’a fait aussi pour le langage qu’il a créé qui se réduit à des signes et des traces, lesquelles sont pour lui accidentelles contrairement aux premiers. Cette profanation du nom ancestral, actant le meurtre symbolique du père, ne doit pas aller sans culpabilité chez ce peintre issu d’un milieu créole catholique. C’est peut-être pourquoi il est hanté par l’idée du purgatoire, endroit intermédiaire où les âmes pécheresses paient leurs peines, dans l’espérance du paradis grâce aux prières des humains.

L’historien Jacques Le Goff a expliqué comment s’est effectué la naissance du purgatoire : « quand le purgatoire s’installe dans la croyance de la société occidentale entre 1150 et 1250, de quoi s’agit-il ? C’est un au-delà intermédiaire où certains morts subissent une épreuve qui peut être raccourcie par les suffrages – l’aide spirituelle – des vivants (…). Pour que le purgatoire naisse, il faut que la notion d’intermédiaire prenne de la consistance, devienne bonne à penser pour les hommes du Moyen-Âge… Structure logique, mathématique, le concept d’intermédiaire est lié à des mutations profondes, des réalités sociales et mentales ».

« Heureux qui s’humilie, car le vrai repentir nous lave et nous délie et réjouit le cœur des Anges dans les cieux » chante le poète réunionnais Leconte de Lisle.

Cette relation possible entre plusieurs mondes, celui des vivants et celui des morts, celui de la figuration et celui de l’abstraction, celui de l’écriture et celui des traces, celui des mots et celui des signes est peut-être l’une des clés de l’univers dènmontien. Cette relation, pour le créole qu’il est, inspiré par Glissant, inscrit ses œuvres dans des connections d’ilots et de familles, toutes nécessairement brouillées par de fausses pistes et des chausse-trappes qu’il place sur notre parcours et sur les cartes et paysages qu’il offre à notre regard. Ainsi la couleur rose qui prédomine dans son œuvre est un leurre qui cache la noirceur de certains de ses tableaux. « La complexité n’est pas dans le geste mais dans la connexion » affirme d’ailleurs Dènmont.

Finalement, à une époque qualifiée d’anthropocène, marquée par la dystopie, Cristof Dènmont, par une simplification extrêmement travaillée et complexe, nous ramène aux origines de l’art de la grotte en nous défiant de décrypter son œuvre à travers sa nouvelle écriture et son langage d’une puissance rare. Son discours mérite une initiation comme à Lascaux où le personnage à tête d’oiseau, qui vient de blesser à mort un bison qui perd ses entrailles, est caché dans un puits difficilement accessible au vulgaire profane. Cet humain thérianthrope, dont le sexe en érection ne laisse aucun doute sur son appartenance au genre masculin, est déjà dans l’autre monde puisqu’il est mort.

Cristof Dènmont semble avec Purgatoire - Saison 2 en avoir fini avec un cycle et exprimer le besoin de passer à une autre dimension. Peut-être le paradis, sous-entendu, via l’Eden, dans l’un de ses tableaux relativement récent ? Ce lieu de béatitude est non moins dangereux que le purgatoire, notamment par son aspect sidérant, dont il conviendra du coup qu’il se garde également pour ne pas perdre la voie artistique et continuer de créer en nous aidant ainsi à poursuivre avec passion notre travail de déchiffrage de ses hiéroglyphes 2.0.

  1. Édouard Glissant – Entretiens, edouardglissant.fr