Au royaume des invisibles

Par Julie Crenn

2022

« Souviens-toi. Fais un effort pour te souvenir. Ou, à défaut, invente. »

Monique Wittig, Les Guerillères (1969)

Sans titre - Titan cosmique, 2015
Porlwi festival, Port-Louis, Maurice.

D’abord, chacun de leur côté, Kid Kréol & Boogie dessinent, font des graffiti, écoutent du hip hop et lisent des bandes dessinées. Ils sont nourris d’histoires racontées par les membres de leurs familles. Ils partagent la même culture. Ils se rencontrent à l’école d’art du Port et commencent à peindre ensemble en 2005. Les influences américaines ont rapidement laissé place à une prise de conscience du lieu qu’ils habitent, de l’urgente nécessité de rêver et de fabriquer un imaginaire réunionnais. Ils puisent leurs références dans les documentaires ethnographiques et sociologiques, la poésie, les traditions orales, musicales, spirituelles et folkloriques pour y retrouver non seulement un héritage graphique, mais aussi le fénwar, « la dimension profonde et noire » de l’île et plus largement de l’espace océan Indien. Les œuvres apparaissent comme des réponses à leurs intuitions, leurs sensations, leurs inquiétudes et leurs pressentiments. Chaque dessin renvoie à une vision.

Le dessin, qui existe dans les pages de petits carnets, à la surface de grandes feuilles de papier, ou de murs extérieurs comme intérieurs, est le vecteur de cet imaginaire qu’ils construisent patiemment. Il nous faut suivre les lignes claires, sobres, sinueuses et entremêlées pour en comprendre les strates. Les couches d’une mémoire ancestrale dont il ne reste presque rien de tangible. Une impression de vide immense constitue le récit de l’histoire réunionnaise. Pourtant, l’île, telle une somathèque, un corps mémoire, regorge de récits, d’images, d’êtres invisibles, de violences, de poésie, de chants et de sons que les artistes ont appris à écouter et à traduire par le dessin. Attentifs au vivant, ils en extraient des éléments fondamentaux pour transposer visuellement des souvenirs qui leur parviennent. Sur le papier ou dans les friches, les maisons abandonnées, sur les murs défraîchis, principalement de Saint-Denis, Kid Kréol & Boogie déploient leurs peintures : des montagnes, des nuages, des forêts, des racines, des astres, des planètes. Aux corps minéraux, célestes et végétaux, ils hybrident des corps humains. Des silhouettes anonymes, des corps génériques dotés de courbes molles et de positions réflexives. Ils sont connectés : agenouillés, couchés, suspendus, recroquevillés. Ils ne produisent aucune action. En gestation ou au repos, ils sont animés de mouvements lents, à peine perceptibles. « Notre héritage c’est notre corps. » Ces derniers sont alors pensés dans une interdépendance avec le lieu qu’ils habitent : des corps pitons, des titans montagnes, des corps nuages, des corps piedbwa, des corps racinaires, des corps ravines, des corps cosmiques, des corps lumière. Des corps mémoires et symbiotiques infusés de sève, de sang, d’eau de pluie, de vent, de lave, de vibrations et d’énergies.

Au fil du temps, on observe un apprivoisement des couleurs. Ils dessinent et peignent en noir et blanc, et, progressivement, ajoutent la couleur rouge (la couleur du sacré qui relie les différentes confessions religieuses et spirituelles de l’île) et aujourd’hui l’ensemble des couleurs du spectre lumineux. Cette traversée de la nuit vers la lumière éblouissante – des mythes créateurs à une forme de créo-futurisme – manifeste une recherche au long cours liée aux origines de l’île et à son futur. À l’image d’une odyssée infinie, Kid Kréol & Boogie convoquent un temps extrêmement long, celui du vivant de l’île. Un temps sans limite qui dépasse largement leurs propres existences et qui leur permet d’inviter au sein de leurs œuvres les gramoun (les ancêtres), les zamerantes, les esprits, les fantômes, les monstres, les silencieux. Ielles sont les gardien·es flottant·es et impalpables d’une mémoire ancestrale et future. Ces entités sont anonymes, privées de signes distinctifs : ni race, ni genre, ni classe. Elles sont souvent dotées d’un masque triangulaire. La forme géométrique, dont la récurrence fonctionne comme une signature, renvoie à une pluralité de références : un masque rencontré au Mozambique dont le triangle renversé symbolise un visage animal ; il est un repère cartographique renvoyant à la montagne et au volcan ; ou encore un des éléments du drapeau réunionnais. « Sa signification est multiple. Il symbolise le croisement de nos deux regards. C’est la forme que nous ne retrouvons pas dans la nature, il est donc un des premiers signes de l’humanité. Et, de fil en aiguille, nous prenons conscience que nous vivons sur un triangle géant. »

Comme le vent ou les vagues, leurs œuvres apparaissent comme des courants où règne d’abord le silence, puis le chuchotement. Il nous faut nous immerger, prendre le temps de nous plonger dans un univers profondément ancré non seulement dans l’île, mais aussi tout autour. La recherche et le rêve des origines de La Réunion s’accompagnent d’une conscience des liens qui unissent les différents territoires de la zone océan Indien. La conscience que l’île fait partie d’un ensemble. En ce sens, les artistes sautent régulièrement la mer pour aller peindre à Madagascar, à Maurice, en Inde, au Mozambique, aux Seychelles, à Mayotte, aux Comores, en Afrique du Sud et bien d’autres pays. Les déplacements engendrent des rencontres non seulement humaines, mais aussi spirituelles et culturelles. Dans l’imaginaire de l’étendue, il s’agit alors de mailler les références et les territoires pour composer les images d’une histoire mutuelle. Avec la conscience de contribuer à un mouvement décolonial, Kid Kréol & Boogie participent à la création d’une mythologie, d’une cosmogonie et d’un langage commun débarrassé de la prédominance culturelle occidentale, de l’exotisme et du folklore assignés aux îles tropicales. Par-delà l’océan, qui, finalement, existe à peine dans leurs œuvres, ils se reconnectent à un espace géographique aux temporalités et aux frontières élargies.

Kid Kréol & Boogie sont à l’écoute des lieux abandonnés, de ce qui a disparu ou bien est en train de disparaître, de présences invisibles, de ce que nous pressentons mais ne verbalisons pas. Les artistes sont les traducteurs d’images et de souffles qui leur parviennent. Ils parlent ainsi de rêves et de révélations. Leurs œuvres sont chargées d’une dimension mystique assumée : la répétition des gestes mène à un état méditatif, voire transcendantal. Un état propice à une attention profonde. Le souvenir demande des efforts, une forme d’épuisement pour lutter contre le poids du silence, le vide et le secret. Animées par la mélancolie et le chuchotement, leurs œuvres n’engagent pas de récit déterminé. Kid Kréol & Boogie souhaitent que chacun·e laisse libre cours à son propre imaginaire, ses propres narrations et expériences. Rien ne nous est imposé, bien au contraire les artistes proposent une imagerie fouillée au sein de laquelle chacun·e peut tenter de se reconnaître. Les œuvres disséminées dans l’espace public représentent l’indicible, le secret, le fantasme d’une mémoire partagée. Avec une volonté de transmission, ils sont les passeurs d’un patrimoine immatériel qu’ils (trans)figurent. Au royaume des invisibles, Kid Kréol & Boogie se laissent volontiers affecter par le murmure de ses gardien·nes pour devenir les vecteurs d’histoires entrelacées inscrites dans la chair de l’île.