Celui-qui-sont, KidKréol&Boogie

Par Nicolas Gérodou

2023

Ce qui travaille, ce n’est pas Boogie, ni Kid, c’est l’esperluette, l’& entre Kid&Boogie. On croirait à peu : et, èk, and, mais c’est elle qui grandit et envahit la scène de la signature, comme un logogramme familièrement étranger, un elohim, à la source du mot hébreu : « celui-qui-est-plusieurs », ou, comme le propose André Chouraqui, « celui-qui-sont ». Ainsi, celui-qui-sont Kid&Boogie pratique un art qui emprunte, en apparence, ses codes à la culture populaire contemporaine : science-fiction, fantasy, bande dessinée, personnages récurrents du street art, équivalant à une signature : sinon que ceux qui signent ici, ce ne sont pas les artistes1 , ni leur pseudonyme, mais bien les âmes errantes et intimes qui hantent les rues, les ancêtres rêvés qui provoquent leurs rituels plastiques au coin d’un mur — n’ayons l’air de rien. Et de même, cette texture de l’art populaire à l’ère mondialisée se trouve redoublée, et comme démasquée par une charge symbolique, un rituel, un poids invisible, une inquiétude des signes et des présences.

Dans l’œuvre de KidKréol&Boogie, il sera constamment question des origines, du paysage signé, c’est-à-dire de ce qui fait signe dans le paysage, qui marque une reconnaissance réciproque de l’homme et du lieu — et par ailleurs, l’image a lieu chez K&B, elle s’ancre dans la ruine, dans le pan de mur écroulé et métaphysique, sur la citerne de l’Orée, ou encore dans l’espace figuré, inversé et révélé d’une récente installation pour 5XP10 : le change se produit là où le paysage n’est plus que bidimensionnel, plaqué au mur et au sol (une photographie de feuillage), et le signe quant à lui tridimensionnel (les fragments de ferraille rouge assemblés en idéogramme, en signe d’oratoire).

Du visage dévisagé, du visage fondu en signe (le triangle), on retient un paradigme mythique : l’ancêtre est sans nom et sans visage — c’est même ce qui le différencie de l’Ancien — il est un masque, tatoué d’un signe métaphysique : triangle, lignes brisées où fait retour l’art perdu du tatouage malgache, alphabets d’Avant qui sillonnent le visage du géant Sorabe, porteur des grandes écritures lémuriennes.
Ni visage, ni sexe pour les Zamérant, mais un signe au centre de la face — ou de l’occiput, pour la série des Koif 2  : ici, le motif solaire de tatouage masoandro, « œil du jour » semble par un effet de perspective se trouver au cœur même de la tête, comme une matrice pour la chevelure rayonnante. Ailleurs, le triangle, repris d’un signe mozambicain3 représentant une tête d’animal (bovin ou caprin), à la frontière du dessin et du signe abstrait, devenu toit mystique des oratoires, rayon solaire des signes-tatouages, polyèdres des montagnes et des pitons en volumes, ou encore des derniers géants lémuriens. C’est ce même triangle qui surmonte la tombe lémurienne découverte et dessinée par Jules Hermann : un croquis aux allures de vanité pour l’auteur du Préhistorique à l’île Bourbon, qui découpe à son tour la montagne lémurienne en triangles, pour s’orienter dans les visions fugitives de la centaine de personnages qui ornent la montagne sculptée4 .

Inventer les ancêtres, c’est fondamentalement faire œuvre de créolisation, s’inscrire dans la quête d’une lignée brisée, ou d’une arborescence généalogique que figure l’entrelacs de racines rouges, qui n’est pas sans retrouver de nouveau la source malgache : une liane esperluette, à la forme baroque et aux bras soudés, un morceau de souche zoomorphe qui deviennent un ody, une protection, une garanti5 de la part des esprits. C’est là que se lient notre monde et celui des zamérant — tel nœud de liane dans la ravine, aux douze coups de midi, mué en ti boi mahaval dans la main qui plombe.

Les géants s’organisent et apparaissent par séries : cosmologiques, telluriques, nébuleux. De pierre, de nuage, de planètes ou de cristaux, de pelage, ils suscitent une paréidolie inversée : on ne voit plus de silhouette dans les nuages, ou comme Malcolm de Chazal un corps de géant dans la pierre, mais la pierre dans le corps, le brouillard dans l’âme errante, le prisme dans la créature archaïque.
Ce sont certes des apparitions fugaces sur un mur abandonné, une pochette d’album, une couverture de livre, une sérigraphie, mais ils recomposent, au rythme de leur rencontre, un grand récit des Lémures, une autre révélation de la Montagne : là où Jules Hermann voyait les sculptures géantes des dieux lémuriens dans la montagne Saint-Denis, K&B extrai(en)t du paysage les lieux chargés de puissance et de croyance : oratoires, ruines, remparts et mornes, arbres magiques et tombes inconnues, chambres de nuages qui préfigurent les reliques invisibles de 5XP10.
On ne peut pas toucher du doigt le Saint ou l’âme errante (soit l’Invisible ou la puissance qui se cache sous le tissu rouge ou dans l’oratoire, à l’intérieur de la statue kitsch, à preuve qu’on le décapite, pour voir le génie, le gayar en sortir), sans lui livrer en retour une croyance des tripes, une confession. Si on travaille avec le sacré, on ne pourra pas le payer en monnaie de signe… mais il convient, sinon de se glisser dans l’oratoire, du moins d’y déposer l’âme errante qui nous travaille le gongon de tête, le Saint intérieur, ou ce qui en tient lieu : bougie, menue monnaie, ciseaux, cheveux, tissus, graisse, sécrétion, robe de baptême, eau croupie et fleurs mortes, tout ce qu’on peut trouver à la souche des arbres que dessinent Boogie et Clain, et encore dans les petites-puissantes maisons du saint errant, qu’on ne doit pas voir, ou seulement en faisant la relique/larlik.

Et subrepticement, on se trouve pris avec Kid&Boogie dans une cérémonie qui procède d’elle-même, comme malgré nous : on provoque, on appelle le saint ou l’esprit sans trop y croire, mettant la main au feu de l’espace du sacré, et ce que l’on touche du doigt, à l’aveuglette, c’est la main même de l’âme errante, c’est notre propre relique dans la matrice du Saint. Et l’on voit bien que dans cet espace-là, tout s’inverse : le petit bon dieu est démesurément grand, et c’est l’âme errante qui nous rêve et nous touche. Un ami de Villèle, passé dovinèr, me raconte sa langue de sèrvis : elle prend aux esprits sakalaves la force du rogar sur l’autre monde, celle de la purification dans l’eau des ravines, où il officie avec son vikèr autour d’une roche mâle, enduite de miel et chargée de représenter l’ancêtre. Pour KidKréol&Boogie, pitons au pelage caprin, alphabet des bondié, lianes mandragores, esprits de nuages, versets de l’Avent forment la magie des vagabonds, dispensée sur les murs de temples imaginaires, dans des feuilles pliées sous les pierres, dans les pièces et les lames glissées entre les racines de l’arbre de ravine.

  1. Valérie Magdelaine-Andrianjafitrimo fait remarquer qu’« ils refusent de signer leurs peintures parce qu’ils se veulent des révélateurs plutôt que des créateurs », dans « Effets d’ancrage. Parcours dans quelques propositions artistiques réunionnaises », paru dans Loxias, n° 37, mis en ligne le 12 juin 2012, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=7084.
  2. Voyez le livre collectif Koif, Saint-Pierre, Le Corridor bleu/LERKA, 2018.
  3. C’est ce qu’affirment les plasticiens à Valérie Magdelaine-Andrianjafitrimo, art. cit.
  4. Solstice, la carte-performance de Stéphane Gilles, rend compte à son tour de ce tropisme : il faut découper et ouvrir un triangle dans la carte dépliée, placer l’œil dans l’ouverture, et contempler la Montagne au coucher du soleil, pour recevoir l’« initiation cyclopéenne ».
  5. Ici, une liane collectée dans le premier quart du XXe siècle chez les Tanala, qui forme un nœud sacré, demeure des ancêtres fahasivy et des esprits angalampona : appelée malaipisaraka, cette liane évoque « ce qui ne peut être défait », et est utilisée comme charme d’amour (ody fitia) — Lyon, musée des Confluences, inv. MC 2869.