Stéphane Kenkle

MÀJ. 27.06.2023

Somin an krwa

Série Somin an krwa, 2014-2015
Stations 1-14
Acrylique sur toile, 150 x 200 cm.
Photographies © Jean-Marc Grenier


Exposition collective EDL (État des lieux), avec Kako, hangar D2, Le Port, La Réunion, 2019.


L’univers pictural de Stéphane Kenkle est habité de silhouettes anonymes fondues dans des motifs qui composent le décor de scènes non identifiées, bien qu’étrangement familières. Ces figures, à l’état d’apparitions, se présentent presque toujours de face dans des environnements graphiques indistincts, en général dépourvus de sol ou de plafond, assumant les invraisemblances anatomiques ou de perspective. Sorte de tableaux de familles fantomatiques, les poses réfèrent à un certain classicisme, mêlé de détails trompeurs ou déroutants : ici une posture quasi religieuse nous rappelant les vierges à l’enfant ou les portraits de noblesse, là un travail des couleurs baigné par les fauves, là encore une couronne de lauriers à l’antique ou un chien bleu comme une orange digne d’une iconographie surréaliste. Les signes s’entrecroisent jusqu’à faire disparaître les repères d’espaces et de temps, et rendre l’histoire supposée de ces portraits au pouvoir imaginaire. Les tableaux à la fois accrochent et se fondent, dérangent par cette présence du regard.

En 2014, l’artiste fonce dans le vif du sujet en s’adonnant à la réalisation d’une série de 14 tableaux sur le thème des stations du chemin de croix du Christ. Ces acryliques sur toiles de 200 x 150 cm offrent une représentation au plus près de ce que Stéphane Kenkle vit et pense alors comme une symbolique criante de ce que peut être le parcours d’un artiste « qui porte sa croix » jusqu’à atteindre les sommets escomptés, ou simplement jusqu’au moment, fatidique, d’une exposition : « Mon premier contact avec la peinture s’est fait par le biais d’images pieuses qui peuplaient la case familiale. (…) Le chemin de croix avec ces 14 stations que l’on peut suivre image par image comme une bande dessinée, ces statues de plâtre aux couleurs chaudes qui ornent les moindres recoins des églises, tous ces éléments ont sans doute contribué à ce que je devienne moi-même peintre. » nous dit-il.
(…)

Leïla Quillacq, Somin en krwa, 2015


« Quelle mouche pique Stéphane Kenkle pour qu’il décide de peindre un chemin de croix en plein XXIe siècle, sans commande ni illumination pour motif ? Pour qu’il décide de consacrer 15 mois de son temps et de sa vie à la mise en scène des quatorze stations du calvaire de Jésus de Nazareth, seul, en grands formats et grands aplats ? À l’en croire, c’est le souvenir enluminé de gravures ou plus simplement encore de pieuses images divulguées au cours de séances de catéchisme qui l’a guidé depuis l’enfance jusqu’à cette exposition. L’enfance donc pendant laquelle l’image est un langage au moins égal au verbe. Et si ce retour à l’enfance de l’art emmitouflait dans sa mante quelque réminiscence médiévale, naïve et puissamment symbolique ? Et si on s’autorisait à voir dans l’énervement de la liane, le rythme du motif et le choix du bleu transfiguré en rouge à la station X, le retour d’un refoulé moyenâgeux, poétique et direct ? Il me plairait bien à moi, de rêver d’héraldique, de couleurs aux significations doubles, de profils dramatiques, de figures symboliques, de peintures à la fresque en me promenant au milieu des scènes flottantes de ce chemin en croix. Et si je me laissais vraiment aller, voici ce que j’entendrais…

Adonques, il faut entrer dans la lice en dépit que j’en aie. Hélas, je suis si jeune encore et mon bras peine à hisser mon écu. Mais à qui le dirai-je et contre qui m’emporterai-je puisque le ciel veut que je me dévoue ? Tout me fait défaut, et faut-il que mon cœur trop saignant laisse des rais rouge-gueules sur l’écorce des arbres de cette brunissante forêt, chaque fois que je chante ?

Faut-il que je sois homme ? Faut-il que je sois homme ?

Et pour quoi cette queste, qui me vaut malemort ? La souvenance d’un présage est mortelle ardance. De même savoir que telle tâche nous prendra tout, femme, enfants, toit et parfois nourriture, mais qu’il la faut mener à son but car elle cèle un bien précieux autant qu’inconnu, qu’on se maudirait de n’avoir pas cherché en cette vie trop brève !

Or i allons et que trépasse si je faiblis ! Je puis choir en chemin et sans doute en ira-t-il ainsi. Une main secourable étanchera ma soif à l’anjorner et point ne faiblira le jour sans que mon corps n’ait tracé le dessin d’une violente courbe, pleine de pourpre et d’azur.
À moi, forêts, lianes, oiseaux, sinople affranchi !
À moi, la soie des larmes, et le sable mystérieux des martres médiévales où s’enlève ma geste !
À moi l’amour et la désespérance de qui s’est vu tristeusement déconfié !
À vêpres, exposerai l’humble fruit d’une vie d’homme. Ni plus, ni moins et pourtant tout cela, un parfum de vinasse au coin des lèvres. »

Sarah Cherrière, Chemin en croix médiéval