Stéphanie Hoareau

MÀJ. 05.11.2021

Godfrey Garage

Godfrey Garage, 2013
Vidéo, 4 min 23 s.
Résidence à la Wits School of Arts de Johannesburg, Afrique du Sud.

Captures d’écran

Vue d’installation dans le cadre de l’événement By Night pour les Journées européennes du patrimoine, commissariat Nathalie Gonthier, rue Pasteur, Saint-Denis, La Réunion, 2013.


L’expérience subjective est sans appel,
indifférente, personnelle et tenace.
Quel en est le centre ?

— Jürgen Partenheimer

Godfrey supervise la circulation sur Jorissen Street à Johannesburg. Nous sommes en octobre, l’époque où les pluies – soudaines, violentes – forment des torrents qui s’engouffrent dans les égouts charriant dans le réseau de tunnels de la ville balles de tennis mâchouillées, feuilles mortes, crottes, sacs en plastique, reliefs de fast-food jusqu’au barrage – métamorphosent les platanes de sentinelles de cuir qui bordent le bitume en souffleurs végétaux. À la recherche d’une place de stationnement je croise Godfrey, je fais le tour du pâté d’immeubles plusieurs fois dans l’espoir que quelqu’un libérera une place à l’ombre. À chacun de mes passages il me signale par ses gestes, à gauche, à droite, un emplacement sur un trottoir, un espace livraison ou un autre où mon véhicule obstruerait une sortie de parking souterrain. Je continue de tourner. Il continue à gesticuler, surveillant en douce nous qui tournons, tout en dirigeant la charge de voitures et de taxis qui ne lui prêtent, cependant, aucune attention.

Au bout d’un moment je m’arrête, la place est étroite, il traverse la rue à la hâte pour me guider. Il se positionne derrière moi et d’une main assurée me signale de reculer. La main se dresse, je freine. Je reste derrière le volant, la fenêtre ouverte, pour écouter la fin des nouvelles à la radio. Godfrey, immobile près de mon parechoc arrière, attend. Je le surveille dans le rétroviseur. Même avec son chapeau il dépasse à peine du toit de la voiture. Il ne porte pas son écharpe d’hiver.

Anticipant ma sortie, il est à la porte du conducteur ouvrant la voie pour mes sacs. Il me salue : « Bienvenue au Garage Godfrey, ma sœur d’une autre mère », et commence. « Sous l’arbre, onder die boomi. Tu sais, les gens me demandent, et je leur dis, pas d’eau – pas de vie. Pas d’eau – pas de vie. Tu as besoin d’eau pour boire, pour te laver, pour cuisiner, pour les arbres. Pas d’eau, pas de vie. À quelle heure pars-tu ? »

« Aujourd’hui, à environ dix-sept heures. » « Tu le sais, Godfrey quitte à seize heures précises. Si tu me donnes quatre rands, je vais me prendre quelque chose à manger et Dieu te bénira. » Je fouille dans mon sac et lui donne quatre rands. « Merci, Dieu va te bénir, et tu le sais, chaque chose en son temps », dit-il tandis que je charge mes sacs sur l’épaule. « En juin c’est le gel, en octobre c’est les pluies et en décembre c’est l’été. Il faut respecter ça. » Il appuie légèrement sur la première syllabe.

Il se retourne pour aviser un nouvel arrivage, un véhicule a ralenti, en chasse. Je le remercie et poursuis mon chemin. Il traverse la rue et reprend sa place près du marchand de chips et de cigarettes juste après Henri Street.

C’est notre scénario quotidien. Son turf est délimité par les trois trottoirs autour de Senate House, un édifice en béton de style néocolonial. Il y est cinq jours par semaine, de huit heures à seize heures précises, douze mois par an. Je ne passe que rarement en décembre donc je ne sais pas s’il prend des vacances comme la plupart d’entre nous. Je suppose que oui. En janvier il est présent pour accueillir les clients au Garage Godfrey, son territoire, qu’aucun des autres voituriers ne dispute. Dans leurs uniformes bordeaux et kaki, les officiers de sécurité de l’université y patrouillent, leur talkie-walkie en main, sans le déranger. Il a le sens du timing – celui de la circulation, du moment où vous allez descendre de voiture, de l’instant où il faudra vous saluer. Il comprend la circulation – Dieu sait qu’il en observe le flux et reflux avec constance – ainsi que les conducteurs ; bien qu’il les trouve ridicules de ne pas le suivre lorsqu’il leur propose de monter sur le trottoir pour se glisser dans un stationnement illégal, il n’en fait pas grand cas, juste un lever de sourcil et un léger hochement de tête sceptique. Il comprend les ficelles du métier : être fiable, toujours présent, toujours aimable avec juste ce qu’il faut de familiarité. J’ai été témoin d’une altercation qu’il eut avec le propriétaire de la boutique qui avait posé deux cônes orange pour réserver un emplacement devant son établissement, sans doute en prévision d’une livraison. Lorsque le boutiquier avait installé ses cônes Godfrey les avait déplacés suffisamment pour libérer un stationnement. Le premier les remit en gesticulant et parlant fort. Godfrey attendit qu’il retourne au fond de son magasin, avant de les retirer complètement.

Cela fait deux ans que je me gare dans le quartier, son tarif n’a pas changé : quatre rands quelle que soit l’heure d’arrivée et de départ ; et son discours est pratiquement identique. Il arrive qu’il commence par la phrase sur le respect, puis son court exposé sur la nécessité de l’eau pour la vie. Parfois, cependant, une nouvelle notion est insérée dans le script, un point de vue sur le monde qui l’aura frappé tandis qu’il orchestre le flot des voitures ou qu’il surveille un jeune conducteur qui négocie en calant sa sortie d’un stationnement. Généralement il s’agit d’une réflexion sur la nature inflexible des choses du monde, les schémas qui se répètent à l’infini – la pluie et le climat en général, les habitudes des hommes. Aujourd’hui il s’est arrêté quelques minutes sous l’arbre, puis a remarqué qu’en effet il faisait plus frais à l’ombre. J’eus le sentiment que c’était le genre de commentaire que l’on se fait pour transcender les aspects difficiles d’un emploi – dans son cas la chaleur qui émane de l’asphalte un jour de canicule. Un peu de réconfort pour se remettre d’attaque.

L’avant et l’après des journées de travail de Godfrey, à part notre échange, tombent hors cadre. Il m’arrive d’y penser en me dirigeant vers Senate House. À seize heures il cesse de lancer ses gestes et injonctions aux taxis et en siffle un, par exemple, ou bien il descend la rue et prend un bus pour rentrer. Au-delà mon imagination s’épuise. Sa vie m’est inaccessible, comme ma vie lui est inaccessible. Nous nous parlons peut-être une minute presque tous les jours de la semaine, puis nous poursuivons nos activités. Lorsque je retrouve ma voiture à dix-sept heures il est déjà parti.

Ceci n’est pas le compte rendu d’une rencontre sous les platanes de Jorissen Street où je tenterais de comprendre la vie et les circonstances d’un autre. Ceci n’est qu’une brève réflexion sur l’eau, les schémas, la répétition. Les arbres, les cycles qui les régissent, la floraison, les feuilles qui tombent, nous attirent, Godfrey et moi, dans leur jeu d’ombre et de lumière. Nous passons et repassons sous leur frondaison, l’hiver nous foulons leurs feuilles mortes, l’été nous nous attardons sous leur ombrage vert avant de retourner au soleil. Les jours de pluie Godfrey est un peu humide, son écharpe reggae bien serrée autour du cou. Je hisse mes sacs sur l’épaule et évite comme je peux les flaques profondes autour de la voiture. Pas d’eau, pas de vie. Certains jours je me gare au soleil et à mon retour mon auto est un four, le volant brûlant, impossible à toucher. S’il est assez tôt, je pourrais trouver Godfrey en pause, adossé au poteau au coin de Henri et Jorissen. Nous n’échangeons jamais en fin de journée, même s’il arrive que nous nous fassions un petit signe de la main au moment où je démarre. Les transactions (et conversations) sont uniquement effectuées à mon arrivée. L’hiver il préfère les coins ensoleillés, il lézarde contre le mur de la boutique en sirotant son thé. Mes sacs glissent sur les couches épaisses de vêtements qui rembourrent mes épaules, compliquant mes recherches, trouver la monnaie pour payer mon stationnement prend quelques secondes de plus dans le froid.

La radio se met toujours en route lorsque j’allume ou éteins le moteur. Du son et des informations, la météo, et où nous en sommes en ce moment. Selon les nouvelles, il m’arrive de traîner un peu. J’ai même pu pleurer à entendre une histoire terrible sur la cruauté des hommes à l’égard des hommes ou des animaux. Alors je reste à l’abri de mon véhicule, pour écouter et aussi pour retrouver mon calme avant l’échange programmé dans la rue.

Godfrey pourrait être perçu comme un élément constant, aussi essentiel que les arbres ou le vent, l’un des composants symboliques de la vie que les nouvelles à la radio laissent indifférent. Mais il ne l’est pas. Il n’est qu’un homme au travail. C’est un homme qui travaille.

Néanmoins il reconnaît ce qui est essentiel. L’eau, le respect, les schémas. Il s’arrête sous les platanes et écoute, il réfléchit un instant avant de s’exprimer. La frondaison susurre doucement, lâchant ses graines de parchemin sur le sol. Les véhicules passent, porté par un courant d’air transversal un sac plastique volète puis traverse la rue. Nous sommes dans le pli de l’ombre.

Godfrey Garage (des âmes dans le Pli) de Bronwyn Law-Viljoen. Traduction Laurette Tassin.