Térésa Small

MÀJ. 03.12.2024

La twal rapiesté

Sans titre | I apèl pa, 1998
Série La twal rapiesté, appliqué de toile de coton peint (acrylique), 54 x 64 cm.
Photographies © Documents d’artistes La Réunion

Détails


« D’emblée l’image du tapidrozas évoque, dans sa multiplicité bariolée, un espace illimité, mer sans repères, où chaque vague nouvelle répète la vague passée, onde sans direction privilégiée, dont les crêtes et les creux se succèdent sans fin, seulement striée par les lignes immatérielles des parallèles et des méridiens ; ou bien encore la carte d’un territoire qui ne se réfère plus aux points cardinaux, à un centre présumé, mais trouve sa consistance dans les alliances qu’elle organise ou défait peu à peu, de proche en proche, par connexions aléatoires et mobiles.

L’Histoire est elle-même complice des liens étroits qu’entretient le patchwork avec les espaces ouverts et fuyants. Ainsi retrouve-t-on ses assemblages économes sur les lignes des grands voyages migratoires, la colonisation américaine par exemple, où l’isolement et la pénurie forcèrent à une économie parcimonieuse, provoquant du même coup le passage obligé de la broderie traditionnelle, au quilt et au patchwork. On pourrait retrouver le même type d’évolution décrite là-bas, du quilt (courtepointe molletonnée) au patchwork, dans celle observée à la Réunion, de la pikèt (molletonnée et… absorbante) au tapidrozas.

Ainsi le patchwork fleurit-il aussi le long des lignes voyageuses du commerce ancien : route de la soie à travers les océans de sable de l’Orient ; ou bien celles du commerce de l’indienne légère et colorée, rare bonheur de femme : routes maritimes et leurs croisées, la Méditerranée, l’Angleterre, les îles.

De cette histoire-là il ne reste guère que le commentaire convenu devant l’ouvrage de dame : le tapis mendiant. Du reste, il semble bien que l’appellation tapis mendiant fasse partie de cette glose facilement dédaigneuse du travail de l’artisane. Le terme communément employé par les intéressées était celui, plus technique, renvoyant directement à la réalité de la pratique, de tapidrozas ou tapidkoin. Koin et rozas, c’est à dire les chutes, les morceaux, les pièces retaillées ou non, hexagonales ou carrées que l’on agence patiemment en tapis. Termes balayés peu à peu par la folklorisation de l’objet.

Il y a quelque chose d’attachant dans ces travaux de couture patiente consacrés entièrement à recoller, à marier, à rapyésté toutes sortes de morceaux, non pas pour reconstituer l’unique, la figure centrée, mais une figure de la multiplicité, ouverte, connectable. Il y a quelque chose de troublant dans cette résistance aux injonctions de l’immédiat survalorisé disqualifiant la constance : la patience, la lenteur, qui sait aussi être dextérité de l’aiguille, vivacité et rapidité de l’instant, mais qui se coule dans la durée, l’immensité du temps. (…) »

Pierre-Louis Rivière, 1998
Extrait du texte Territoires intimes
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