Entre-deux

Par Émilie Bouvard

2011

J’ai rencontré Tiéri Rivière cet été dans l’espace qu’il occupe en ce moment dans le cadre d’une résidence à la Forge de Belleville, rue Ramponeau dans le 20e arrondissement à Paris. Assis de part et d’autre d’une petite table dans la zone de cette ancienne fabrique de clefs qu’il occupe, il m’a raconté son parcours. Derrière lui, couvrant les murs, de grands dessins, à l’encre noire et parfois rouge, d’un mètre par un mètre. Sur chaque dessin, un homme – on reconnaît parfois l’artiste – semble se livrer à des activités qui à bien des égards tiennent du décathlon, ou d’une épreuve olympique inventée par quelque sportif pervers : escalader une colonne sans fin et la franchir, tirer au maximum une ligne rouge (pourquoi ?), tenir un parallélépipède de deux fois sa taille avec des râteaux, mettre sur son dos, en plusieurs étapes, une palette de livraison en bois, et se transformer ainsi en Christ-tortue portant sa croix, sa palette. On ne fera pas ici injure au lecteur en soulignant la polysémie de ce mot, mais de ces étranges épreuves à la vision de l’art et de la vie comme course d’obstacles, il n’y a qu’un pas. Le vainqueur auréolé de gloire est enfin, sur un dessin, drapé de ces fils rouges en plastique qui signalent une zone interdite, volant au vent, et aveuglé par leurs circonvolutions, pauvre gloire. Ce héros plus ou moins anonyme est vêtu d’un jean et d’un tee-shirt, parfois torse nu ; il semble vaguement conscient que ce qu’il fait ne rime à rien, et ne croise jamais notre regard, à moins qu’il ne soit totalement absorbé par ses efforts absurdes. Ces actions pénibles n’ont manifestement aucun sens, et ne sont pas sans un certain danger : on peut tomber du très haut de la colonne, être emporté par cette ligne rouge comme par une fronde, se prendre un double râteau, être écrasé par sa palette. Les succès ou réussites qui sont ici représentés sont éphémères, tout risque de basculer. On se trouve donc dans un entre-deux, entre deux gestes, entre deux mouvements, dans un équilibre instable et momentané. Tiéri Rivière, classiquement me direz-vous, saisit le moment extrême du mouvement et de la pénibilité, pour ces Laocoons des temps modernes.

Mais il n’y a pas que les hommes qui semblent entre deux eaux et se livrer à d’étranges contorsions dans le monde de Tiéri Rivière. Lors de ses années d’études aux Beaux-Arts de Montpellier, celui-ci présente toute une série de sculptures inspirées du mobilier quotidien et de bureau, un mobilier très normé et aussi anonyme à la base que notre sportif héroïque. Dans Vérin (2008), un tabouret de bureau plaque une table en formica au mur, dans un violent « coup de boule », allongeant sa tige centrale de façon girafique. Le Bureau (2008) repose de travers, suite à une excroissance mécanique du nombre de ses tiroirs, souffrant comme d’une maladie du rangement qui le rend totalement inutilisable – un autre s’est pendu au mur. Ces objets en quelque sorte bancals semblent doués d’une vie propre qui anime l’espace normé de la maison ou du bureau et de ses meubles en kit : Désirée (2009) se fait ainsi à moitié la malle. Et qui va les aider à se tirer ? L’échelle agrandie et étirée de ce camion de pompier jouet (État d’urgence, 2007) ?

On commence à cette époque à voir apparaître la couleur et l’humour : les Porte-objets (2007) répondent à un besoin spécifique, celui de ne pas perdre ses meubles IKEA. Ces porte-clefs géants rassemblent chaises, éventuellement vert fluo, table, étagère comme molle. L’agrandissement, ici simplissime, de l’anneau du porte-clefs, est un procédé immédiatement humoristique, qui tient à la perturbation de notre perception d’un objet des plus quotidiens. Le travail de Claes Oldenburg avec ses sculptures et monuments parodiques repose sur ce principe d’agrandissement et de modification de la structure (et de la matière) de l’objet (Spitzhacke, Kassel, 1982). Immédiatement, on perçoit une ironie sourde, voire un certain goût du saccage visant l’esprit de sérieux, incarné par le bureau, ou ailleurs par la figure de l’artiste torse nu en noir et blanc sur sa feuille blanche. « Ah, vous voulez que j’accomplisse des actes artistiques, que je remplisse cette feuille blanche ? Que je fasse de la sculpture ? Eh bien vous allez voir ! » semble nous dire Tiéri Rivière, qui sérieusement se livre à des actes absurdes sur sa page blanche, avec un clin d’œil appuyé aux actions de Bruce Nauman dans son atelier des années 1960 (Walking in an Exaggerated Manner Around the Perimeter of a Square, 1967-68). Mais le monde a changé, et l’atelier est transformé en feuille blanche, les objets agrandis sont ceux de la bureautique. Ainsi, dans une vidéo, Bureau (2009), l’artiste vient placer successivement un ordinateur puis une balle sur un de ces bureaux penchés : la balle, au bout d’un temps assez court, glisse, mais pas l’ordinateur, on attend, on attend, mais rien ne se passe avant la toute fin – monde absurde et distordu où la loi de la gravité ne fait pas chuter les balles de tennis comme les ordinateurs. Et c’est là qu’on rigole. Tiéri Rivière dans ses vidéos se place d’une façon encore plus nette dans le champ de l’art idiot défini par Jean-Yves Jouannais (L’Idiotie : art, vie, politique – méthode, 2003) s’appuyant sur la philosophie de Clément Rosset (Le Réel : traité de l’idiotie). Clément Rosset énonce en effet deux principes quant au réel : « Nous appellerons insignifiance du réel cette propriété inhérente à toute réalité d’être toujours indistinctement fortuite et déterminée » (p. 13). Clément Rosset explique ici que toute chose nous semble aller de soi, et que c’est justement la conscience ou l’illusion de percevoir le monde comme déterminé qui le rend non remarquable ; je ne m’étonne que lorsque son cours est perturbé et que le sens que j’attribue a priori aux choses échappe tout d’un coup. « Ce qui fait verser la réalité dans le non-sens est justement la nécessité où elle est d’être toujours signifiante : aucune route qui n’ait un sens (le sien), aucun assemblage qui n’ait une structure (la sienne), aucune chose au monde qui, même si elle ne délivre aucun message lisible, ne soit du moins précisément déterminé et déterminable (…). Cette vérité vaut pour toute réalité à l’exception d’une seule, que nous dirons plus loin » (p. 13). Cette exception, c’est quand le réel devient « idiot » (de la racine idios, absolument singulier), quand il apparaît comme « singularité stupéfiante », n’existant qu’« en lui-même », comme un idiot justement, quand les choses semblent « incapables d’apparaître autrement que là où elles sont et telles qu’elles sont : incapables donc de se refléter, d’apparaître dans le double du miroir » (p. 42). Et pour cette philosophie post-nietzschéenne qu’est celle de Rosset, c’est aussi là que le réel survient, toute construction sémantique et interprétative visant à le déterminer se révélant illusoire. In vino veritas, rien n’est plus rattachable à rien, c’est la noyade dans le réel, et on n’a plus qu’à en rire.

L’art d’Erwin Wurm ressort en partie de ce travail idiot du réel, notamment les propositions des One Minute Sculptures (1997-1998, « se tenir debout sur deux melons le plus longtemps possible, rester cinq minutes les pieds dans un seau avec un autre sur la tête, garder deux champignons fichés dans les narines ou se coucher sur des balles de tennis »), ou les Outdoor Sculptures (1998-2000). Dans 5678 (2009), Rivière rend peut-être hommage à ce dernier et à son artiste qui a avalé le monde (2006), l’abdomen gonflé, dont il laisse s’échapper brutalement 5 678 billes de verre en 34 secondes, sorte de « half-one minute sculpture » en mouvement.

À propos de noyade, une vidéo (2008) de Tiéri Rivière frôle cette singularité absolue (encore que l’intertexte biblique, « miroir », soit assez perceptible), et en fait une vraie poilade. Rivière, consciencieux, attache avec soin et lenteur des bidons à ses pieds, au bord d’une rivière. Il se lève, et tente de marcher sur l’eau. S’écroule le cul dans l’eau. Recommence. Etc. Firinga (2009), en plan fixe, comme la précédente, est encore davantage à mourir de rire : l’artiste pousse une tôle ondulée contre le vent, disparaît du champ, est repoussé en arrière, recommence. Sisyphe ? Ce serait aller chercher bien loin et trop « haut » : on l’a dit, cet art idiot se propose comme objet l’absolue singularité, le heurt avec le réel, ici, le vent, la tôle, on n’avance pas, c’est comique, point. Comique parce qu’on n’y comprend rien et le rire vient saluer cette absence de reconnaissance, cette non-familiarité – un rire de défense donc, ou de joie, devant le fait que le réel reste mystérieux et puisse encore l’être. Que regarde donc l’artiste en haut de son échelle sur la photographie Up (2011) ? On doute qu’il y ait quoi que ce soit à voir « en haut », et voilà la métaphysique et toute la transcendance rhabillées. Qu’applaudit l’artiste, deux poubelles de ville vertes au bout des bras dans Applause (série de 78 photographies, 2011) ? L’exploit de monter en haut d’une échelle où il n’y a rien ?

Une fois que l’on a dit tout cela, on regarde d’un autre œil le travail « créole » de Tiéri Rivière. Ces objets sont des assemblages réalisés entre 2008 et 2011, et qui sont marqués par les origines créoles de Tiéri Rivière. Les objets de récupération, bassines, vélos, tôles, sacs en plastique, palettes, parasols, triangles de signalisation signalent d’emblée l’« art pauvre », évoquant les artistes du Sud. Il y a de la couleur aussi, un plaisir à les regarder, à jouir de leurs colorations vives, de leurs matières variées, plastiques, tissus, caoutchouc. Ces objets semblent être très différents des autres travaux, ils parlent de transhumance, d’exil, d’ailleurs, d’exotisme, pour un œil européen. Et il fallait peut-être pour ce jeune artiste en passer par eux pour se définir. Et cependant, si on y regarde de plus près, on s’aperçoit que Tipa Tipa N’Alé (2008), formée de ceps de vignes, ou les Parasols (2011) chatoyants forment des sphères, des boules autosuffisantes sur lesquelles plane l’ombre de The Artist Who Swallowed the World et de 5678. La Bouée (2011), riante avec son dégradé vert-orangé, est posée dans une gare bruxelloise et ne risque pas plus que les bidons de la vidéo précédemment évoquée de flotter. Désot’ la mer (2009) est un plaisant et joyeux mais très fragile esquif : on est loin du Kon-Tiki. An Pagay (2009) est une colonne d’eau fascinante et miroitante. Tiéri Rivière reprend cet usage burkinabé de vendre de l’eau dans des sachets et en fait une colonne d’eau. Mais ceux-ci se percent facilement et le solide peut redevenir liquide, dévoilant la palette bleue qui sert de support à l’ensemble, et que l’on va voir réapparaître dans des contextes moins séduisants. Ainsi, la créolité apparaît comme un entre-deux parmi d’autres, un fragile équilibre, et peut-être le rêve d’un réel chatoyant et illusoire, qui ait un sens, une esthétique définie, choses auxquelles Rivière renonce dans ses autres travaux, préférant se remettre à escalader des colonnes et des échelles qui ne mènent à rien. Ici, Voyaz (2009) opère une forme de synthèse : équilibre instable d’objets sur un vélo s’appuyant (encore) sur une échelle, évoquant l’exil mais aussi ces objets contorsionnés des années d’étude, Voyaz dessine un vide central. « Pour le conducteur », m’a dit l’artiste, mais si ce dernier mettait cet objet en circulation, il commettrait un autre de ces efforts absurdes au risque de tout faire s’écrouler, malgré les petites roues ; et ce vide central est assez symptomatique d’un travail reposant sur le non-sens.

On peut faire deux conclusions sur ce travail encore en germination, avant de lui souhaiter bon vent. Tout d’abord, oui le burlesque est tragi-comique. Mais « tragi-comique » ne veut pas dire « un peu drôle et un peu triste », une ratatouille des deux. C’est bien parce que le monde se révèle comme un espace dépourvu de sens, c’est-à-dire rigoureusement tragique, que le rire reste la seule réaction possible – et que ce rire soit joyeux, léger et puissant, comme libéré des pesanteurs de la métaphysique et signe d’une grande liberté de mouvement et d’actes. Toutefois, les derniers dessins de Tiéri Rivière semblent plus sensibles à ce tragique particulier qui forme la « troisième hypothèse de chute » de Jouannais : « l’idiotie en art ou l’anecdote d’un homme qui, racontant une blague, constate qu’il ne distrait personne et, sans tergiverser, se supprime », en se faisant projeter en l’air par une fronde gigantesque, en sautant d’une colonne sans fin, ou du haut d’une échelle (L’Idiotie…, p. 280). Une deuxième conclusion porterait justement sur l’échelle et la sphère chez Tiéri Rivière, ou l’art d’escalader la rondeur terrestre à l’aide d’une échelle.

Initialement publié sur le site portraits-lagalerie.fr