Où le léger l'emporte sur le lourd
Par Valentine Umanski
Extrait du catalogue d’exposition Derrière la lumière, la mémoire retrouvée, 2022.
2022
« Ce qui compte, c’est le moment de la petite phrase. On pourrait presque… C’est bon, la vie au conditionnel, comme autrefois, dans les jeux enfantins : “On aurait dit que tu serais…” Une vie inventée, qui prend à contre-pied les certitudes. »1
Après plusieurs projets sculpturaux complexes, Tiéri Rivière décide en 2020, comme Philippe Delerm avant lui, de se consacrer aux petits gestes domestiques. Peut-être était-ce dû à l’enfermement que nous vivions tous, peut-être tout simplement un pied-de-nez aux parpaings qu’il affectionne tant… Quoiqu’il en soit, sa vidéo, présentée au musée Léon Dierx dans le cadre de l’exposition Derrière la lumière, la mémoire retrouvée, est en effet d’une simplicité saisissante. Face aux grands volumes qu’il déploie par ailleurs, elle met en jeu ces petits objets cylindriques, souvenirs d’une enfance sans souci : des billes. On voit Rivière les prendre en main et s’appuyer contre une vitre, tentant de les maintenir toutes en équilibre. Cet assemblage semi-foutraque et drolatique emplit pourtant de nostalgie. On repense aux cours de récré, aux jeux sans buts et sans contraintes, a contrario des règles strictes qui régissent toujours le monde de l’art contemporain. C’est aussi un regard décalé sur le paysage de la Réunion, depuis l’intérieur du foyer, métamorphosé par le verre semi opaque de ces billes colorées. Comme si Delerm portait son regard à travers le houblon liquide contenu dans son verre…
Lorsque nous discutons ensemble de son travail, Tiéri Rivière me parle d’architecture, et notamment celle des cases créoles, dont la fameuse TOMI, un modelé de maison modulable, popularisé par un homme d’affaire réunionnais, Maurice Tomi, que l’on retrouve désormais dans tout l’océan Indien. Reprenant les codes de cette architecture, qui traduit, selon les mots de l’artiste, un système « sclérosant et déshumanisé », la sculpture qu’il présente dans le jardin du musée est toute de piques, de pointes, de fers. S’effondrant presque sur le spectateur, sa grille évoque les barreaux d’une prison, plus qu’elle n’invite à investir un foyer. La légèreté des billes, mobiles, incontrôlables, qui ne cessent d’échapper à la main de l’artiste, semblent en parfaite contradiction avec cette structure rigide et déshumanisée, qui questionne ouvertement puis détourne certains usages créoles.
D’une œuvre à l’autre, l’artiste propose cet équilibre de capitaine Haddock : on tangue avec lui entre lourdeur et légèreté. Son travail déploie un langage burlesque -j’aime mieux l’expression anglaise de slapstick, qui évoque la violence du coup de bâton qu’on recevrait sur la tête. C’est un humour qui prend par surprise, inoffensif bien que souvent sonore ; un rire à la Buster Keaton, dont l’artiste dit parfois s’inspirer. La part de violence physique est volontairement exagérée par les amateurs de burlesque, dont Rivière fait partie. Certaines de ses vidéos impliquent une chute, magistrale ou « conditionnelle » , pour reprendre les mots de Delerm. C’est le cas d’Échelle, une pièce de 2018 dans laquelle l’artiste grimpe sur un escabeau tenu en balance par un simple morceau de bois. L’artiste est ici un quidam, maladroit comme ceux que Keaton aimait à incarner au cinéma2 , et dont Rivière et moi partageons la passion.
Échelle implique aussi une certaine mise en danger. Son bricolage m’évoque l’œuvre des Frères Chapuisat, construite en 2013 au centre d’art La Maréchalerie, l’un des bâtiments de l’école d’architecture de Versailles. Les frères y créent une cabane qui, rappelant la charpente des écuries du château, repose sur un alignement de madriers de bois, accolés les uns aux autres comme des dominos. Bien que stables, ils laissent à penser qu’en s’appuyant sur l’un, on pourrait aisément faire tomber l’édifice. Cette idée d’équilibre précaire est présente dans plusieurs des croquis récents de Rivière. Esquissé à l’encre et au graphite, l’un d’entre eux le souligne. Assis, l’artiste croise sa jambe gauche sur son genou droit. D’un geste appliqué, il dépose des cartes à jouer en pyramides sur une planchette de verre, les unes savamment agencées sur les autres. C’est à mes yeux l’illustration parfaite du calme avant la tempête…
J’inscrirais volontiers l’ensemble de ses travaux au sein du corpus d’œuvres développé par la théoricienne Sophie Lapalu. Elle nomme « gestes furtifs » les travaux d’artistes (dont les Gens d’Uterpan, Bas Jan Ader ou Vito Acconci), qui ont en commun l’intention de rester discrets, voire de passer inaperçu. Ainsi, n’invitant aucun spectateur à venir applaudir son exploit, Elodie Bremaud avait par exemple promis -à qui, on ne le sait- de réaliser trente-trois fois le tour de l’ile d’Yeu, arpentant à pied l’équivalent de 1120 km. Lapalu écrit : « débusquant les choses communes, les artistes sollicitent ainsi ce qui semble tellement aller de soi que nous en avons oublié l’origine »3 . D’un abord non spectaculaire, les constructions, dessins et vidéos de Tiéri Rivière privilégient les expériences de vie ordinaires. L’œuvre d’art, filmée ou construite, est avant tout un moyen pour l’artiste d’expérimenter le monde sensible.
Son quotidien apparait entre les lignes, notamment dans la série des contorsions, qui le dépeint empêtré dans un sac de couchage. Il y est si bien emmitouflé qu’il semble disparaitre dans son cocon. Dans un autre dessin, tout aussi surprenant, son pied droit livre bataille au gauche, dans une prise de karaté contre lui-même. Je repense avec humour à l’acte IV d’Ubu Roi, la pièce d’Alfred Jarry. Le Père Ubu, incarnation de la malveillance, frôlant toujours l’absurde, se trouve alors en Ukraine, où il livre une bataille aussi burlesque qu’épique. La scène se clôt évidemment sur un Ubu battu ; battu à plates coutures. Comme l’Ubu de Jarry, ou des gravures de Georges Rouault exposées tout près des travaux de Rivière, le personnage s’efforce, se contorsionne, mais toujours vainement. Aspiré par le démon du sac de couchage, il en disparait presque, englouti par le blanc tournant de la page. L’artiste papillon est redevenu chenille…
Les surréalistes, dont Jarry était précurseur, affectionnaient le comique de répétition. L’aspect sériel du travail de Rivière me semble participer d’un même élan. Tout est affaire de tempo dans ces pièces qui proposent plusieurs variations d’un même motif, souvent la chute, qu’elle soit d’une grille, une case, une façade, ou un homme. Entre humour et critique, elles s’appuient sur les notions de désordre et d’irrésolu, imaginant une contre épopée dans laquelle le héros-artiste ne gagnerait jamais. Leur humour laisse néanmoins la place à une plus vaste réflexion autour de l’identité créole, l’espace insulaire mesuré par un corps devenu étalon. Terriblement imparfait, ce monde pourrait être pesant de lourdeur si l’artiste ne faisait le choix délibéré d’une nécessaire et salvatrice dose de légèreté.