Entretien avec Xavier Daniel et Guillaume Lebourg - Art Marron

Par Bérénice Saliou

2024

BS
Qu’est-ce qu’Art Marron ? Qui en faisait partie, et comment se répartissaient les rôles ?

GL
Art Marron est né d’une rencontre. On s’est connus via l’association Cheminement(s)1 en 2006.

XD
Oui, je rentrais de métropole et venais de réintégrer cette association dont j’étais membre fondateur. Ça a tout de suite matché entre Guillaume et moi, artistiquement et intellectuellement. À la base Art Marron vient de nous deux, mais on a très vite été accompagnés par Frédéric Lambolez qui réalisait des vidéos de nos interventions.
Au départ, l’idée était d’installer des œuvres d’art dans l’espace public, pour interpeller les gens, les toucher, avec une référence au marronnage2 . Je crois que le nom Art Marron3 est d’ailleurs venu au cours d’une discussion avec Fred. C’est une métaphore, un hommage à l’histoire de l’île et de ses habitants. À l’époque les espaces de diffusion à La Réunion étaient très restreints : le musée Léon Dierx, l’Artothèque et une ou deux galeries, mais on savait que les Réunionnais ne fréquentaient pas ces espaces.

GL
On savait qu’il y avait peu d’espaces d’exposition et on voulait être visibles par le maximum de gens. On s’est aperçus que dans les endroits passants, près des routes, il y avait du monde qui circulait.

BS
C’est à ce moment-là que vous avez décidé de vous structurer, de prendre un nom ?

GL
Oui, on peut dire ça comme ça.

XD
Notre but était de « faire marronner »4 l’art plastique dans l’espace public, de le sortir des galeries ou des lieux institutionnels dans lesquels les gens n’allaient pas, pour leur proposer in situ des choses qui viendraient les surprendre au détour d’un sentier.
Je ne sais pas si tu connais la BD L’An 01, de Gébé. L’idée de l’auteur, le sous-titre de l’œuvre, c’était « On arrête tout, on réfléchit, et c’est pas triste » ; un peu comme pendant le Covid, sauf que lui c’était initié sciemment. Pendant ce temps-là on débat, on réfléchit : qu’est-ce qui est utile, qu’est-ce qui ne l’est pas ? Puis on démarre une nouvelle société. Dans une planche de la BD qui m’avait marqué, il y a un gars qui se planque derrière un arbre et il tend un verre d’eau à un passant, le stéréotype de l’individu lambda qui va bosser. Le passant s’en saisit par réflexe, continue sa marche, puis s’arrête, interloqué : qui lui a donné ce verre ? Pourquoi ? Il rentre chez lui, en parle à sa femme, et ça enclenche tout un processus qui l’amène à changer de vie. Il y avait cette idée dans Art Marron, d’aller bousculer le quotidien des passants en leur mettant des œuvres d’art à disposition là où ils ne s’y attendent pas.

GL
On voulait éveiller les consciences.

BS
Est-ce qu’Art Marron était un collectif d’artistes, ou bien un projet artistique ? Comment pourrait-on le définir ?

XD
Je dirais que c’est une démarche. Art Marron n’est pas un collectif d’artistes. D’ailleurs, ce sont les médias qui ont commencé à utiliser ce terme pour désigner notre travail, mais pour nous, c’est une démarche. Certes on opérait dans une dynamique collective, et d’ailleurs nous invitions d’autres artistes à s’emparer de la démarche et à marronner selon leurs propres problématiques.

Les fourmis, 2006
Avec Guillaume Lebourg.
Installation in situ, carton, peinture acrylique, corde, dimensions variables.
Rampes de Plateau-Caillou, Saint-Paul, La Réunion.

BS
Pouvez-vous nous parler des réalisations majeures d’Art Marron ?

XD
Je me souviens du jour où on a eu l’idée de la première installation, Les fourmis. On était dans la voiture, dans les embouteillages à l’extrémité de la quatre voies. À l’époque, il n’y avait pas encore la route des Tamarins et la quatre voies s’arrêtait à Saint-Paul, à l’embranchement de Plateau Caillou. On voyait les rampes avec les voitures qui montaient en zigzag et on a réfléchi à notre condition d’êtres humains, qui étions là dans nos voitures, à ne pas avancer, à la queue leu leu, bloqués dans notre système capitaliste. On n’avançait pas, il faisait chaud, c’était naze et on était tous là les uns derrière les autres, comme des fourmis…
On s’est dit qu’on pourrait faire une intervention qui serait une métaphore et une critique de ce qu’on était en train de vivre, qui était bien loin de ce que nous vendaient les publicités. Dans les pubs pour voiture, il n’y a personne pour te ralentir, la route est libre, il y a de grands espaces, de jolies femmes au balcon, des enfants qui rient…

BS
Comment êtes-vous passés de cette idée d’installation à sa réalisation ?

GL
On a réfléchi un peu quand même (rires) : comment mettre ça en place avec le minimum de moyens ? On a opté pour la récupération.

XD
On s’est inspirés des ombres chinoises. On a étudié l’anatomie de la fourmi, dont le corps est en trois parties : la tête, le thorax et l’abdomen. À partir de là, on s’est dit qu’on allait découper les formes dans du carton peint en noir, à la même échelle que les automobiles. On a fait un test, Guillaume est monté là-haut dans les champs, avec des gabarits, et moi je me suis mis en bas sur la chaussée Royale. On s’est rendu compte qu’il fallait se mettre au ras de la falaise, c’était un peu chaud. Ça pouvait paraître compliqué parce que c’était grand, haut et loin, mais on allait y arriver.
Pendant des jours, on a fait des repérages et des tests : on tendait des cordes comme les lignes d’une portée musicale entre les arbres et les buissons, on y accrochait des gabarits, et ensuite on redescendait, et on voyait ce que ça donnait. C’était technique : si on se mettait trop loin du bord, on ne voyait rien, si on se mettait trop près, on était dans le vide. On a donc repéré comme ça toute une série d’endroits, et un matin à 4 heures on s’est donné rendez-vous et on a posé l’installation finale. Ça a donné huit fourmis géantes, qui se suivaient, les unes derrière les autres, juste au-dessus de la route. Des gens ont même appelé Radio Free Dom pour demander ce que c’était.

Les fourmis, 2006
Avec Guillaume Lebourg
Installation in situ, carton, peinture acrylique, corde.
Rampes de Plateau-Caillou, Saint-Paul, La Réunion.
Photographies © Frédéric Lambolez

BS
Pensez-vous à d’autres œuvres importantes qui ont été réalisées par Art Marron ?

GL
Le Zafèr5  ! Créé pour la Nuit d’art de Pleine Lune en 2007. On cherchait un symbole connu qui pouvait représenter la possibilité d’un changement ou d’une prise de conscience. Et nous, on voulait faire en sorte qu’il y ait une prise de conscience alternative. C’était important, le côté alternatif.
Je suis un grand fan de science-fiction et j’ai fait le lien direct avec le monolithe de 2001 : l’odyssée de l’espace. Donc on a construit un monolithe noir géant. Pour le côté prise de conscience alternative, on a décidé de rajouter quelque chose d’autre, et ce quelque chose d’autre, c’était une crête de punk.

XD
Ça faisait également un peu référence à la crête de coq et, plus localement, aux batay kok6 .

GL
Pourquoi le punk a les cheveux hérissés sur la tête ? Parce qu’il a une colère tellement forte que ses cheveux se dressent sur son crâne. C’est ça la signification d’une crête de punk. Ce n’est pas une copie de l’iroquois indien, c’est parce qu’il est en colère. Et nous, quelque part, on l’était aussi. On se demandait : comment symboliser la prise de conscience ? Dans le film de Kubrick, c’est un monolithe qui incarne cette conscientisation : les singes le touchent et paf ! Il y a la fabrication de l’outil, et un déclic se fait. Visuellement, ça marchait super bien, parce que l’objet était noir et grand. Ça vivait bien dans l’espace.

XD
Après la Nuit d’art de Pleine Lune, on s’est demandé ce qu’on allait faire du Zafèr. C’était un objet difficile à stocker. Finalement, en référence au monolithe qui apparaît dans une zone désertique au début du film 2001, on s’est dit que ce serait intéressant de le poser à la Plaine des Sables. Il fallait le faire en misouk7 parce que c’était un parc naturel et on n’allait jamais avoir l’autorisation de l’installer. On a mis Le Zafèr à la Plaine des Sables, en respectant le lieu, où il est resté à peine une semaine. Les gardes du parc ont sûrement dû l’enlever. On l’a donc reconstruit, puis on l’a posé à la chapelle de l’ex-APECA8 pendant l’expo « Bèf Plastik » à la Plaine des Cafres, au Palaxa durant les Nuits alternatives, au Port au milieu du bidonville pas loin de l’École supérieure d’art de La Réunion, et devant un supermarché à l’Hermitage (Le Zafèr de Noël !).

GL
On l’a aussi installé à Saint-Leu.

XD
Oui, c’est la septième et dernière fois qu’on l’a sorti. On l’avait posé sur l’ancien viaduc de chemin de fer à la Ravine Saint-Leu, pendant le Leu Tempo Festival9 , en 2010. Au total, on l’a installé dans sept endroits différents.

Le Zafèr II, 2006
Avec Guillaume Lebourg.
Installation in situ, bois, papier mâché, peinture.
Plaine des Sables, Piton de la Fournaise, La Réunion.
Le Zafer VII, 2010
Hommage et clin d’oeil à Tadashi Kawamata
Avec Guillaume Lebourg. Installation in situ, bois, papier mâché, peinture.
Leu Tempo Festival, Ravine Saint-Leu, La Réunion.

BS
Combien de temps a duré Art Marron ?

XD
Six années, de 2006 à 2011. Durant cette période, on a utilisé nos fonds propres, jusqu’à la proposition du Salon pour Leu Tempo Festival. Pour cet événement, on a proposé d’être dans la démarche d’Art Marron, mais en ayant cette fois-ci des financements pour réaliser la pièce.

GL
L’idée, c’était qu’on puisse amener de la discussion et proposer de nouveaux paradigmes de pensée directement dans l’espace public. On s’est demandé quel était le meilleur endroit pour discuter, enclencher des échanges, et on a pensé au salon.

XD
À ce moment-là, Guillaume faisait référence aux salons du XVIIIe siècle, des lieux mondains où les gens discutaient art, sciences et littérature, qui étaient d’ailleurs souvent tenus par des femmes, comme le salon de Madame de Staël, ou de Madame de Sévigné. Avec notre installation, on marquait physiquement le lieu en disant : le salon est là, et on se réapproprie l’espace public. Cet espace est à tout le monde et la parole doit y circuler.

GL
A posteriori, on a réalisé que le salon provoquait également un arrêt dans le flux de la circulation, dans le flux de la ville. On se posait et on marquait un stop, un temps d’arrêt pour permettre la discussion.

BS
C’était aussi l’introduction d’un espace intime, intérieur, dans l’extérieur.

GL
Oui effectivement, il y a de ça, mais l’idée c’était surtout de mettre en place un espace de discussion.

XD
Pendant Leu Tempo Festival, on avait invité une dizaine de personnes engagées : Mireille Jolet qui parlait d’agriculture raisonnée et qui avait fondé les Amap à La Réunion, une personne qui pratiquait l’agriculture biodynamique, une autre spécialisée dans l’énergie renouvelable, l’alimentation bio, l’architecture bioclimatique, l’enseignement, les monnaies alternatives… etc.
Le but était que les passants puissent discuter avec des gens dont les préoccupations quotidiennes étaient différentes des leurs. Et de réaliser que ces idées « progressistes » n’étaient pas que de la théorie, mais qu’elles étaient bel et bien portées par des humains de chair et de sang avec qui il était possible de converser en face à face dans ce Salon.

BS
Avec Le dernier salon où l’on cause, ce que vous avez créé avant tout, ce sont des situations : un espace et une temporalité où pouvaient s’exprimer des points de vue, dans une perspective d’échange et de dialogue, allant dans le sens de réflexions sociétales.

XD
Sans oublier la dimension plastique de la pièce, et l’idée de s’approprier l’espace public. Lorsqu’on avait posé l’installation au Tempo Festival, quelques jours avant son ouverture, on avait accroché des tableaux bleus monochromes, comme une signalétique, qui indiquait que quelque chose allait se passer. On a semé des indices et ensuite, comme une distorsion de l’espace-temps, le Salon est arrivé là. On le transportait dans un camion banalisé.

Le dernier salon où l’on cause, 2011
Avec Guillaume Lebourg.
Installation, bois, résine, acrylique, dimensions variables.
Leu Tempo festival, Saint-Leu, La Réunion.
Collection FRAC Réunion

BS
Art Marron a pris fin en 2011. Avec le recul, quel legs estimez-vous avoir apporté au paysage artistique réunionnais ?

XD
Quand on le faisait, ça marchait bien, on était les premiers à faire ça dans l’île. Après est-ce qu’il y a eu un legs ou pas, je n’en ai aucune idée.
Au cours de cette période, on nous a appelés pour faire des scénographies de festivals. Ça nous a ouvert des portes et on a eu des retombées, mais puisqu’à chaque fois on utilisait nos fonds propres pour nos actions marron, on s’est épuisés.
Je pense aussi qu’au bout d’un moment, chacun de nous deux avait envie d’expérimenter d’autres types de travaux. Je me souviens qu’en 2010, je rentrais de Maurice, j’avais obtenu une résidence au Conservatoire botanique de Mascarin. C’est à ce moment-là que mon engagement lié aux matériaux locaux, les nids, le bambou, les zampones10 … s’est développé. De mon côté, j’ai continué à travailler in situ, donc personnellement Art Marron m’a ouvert cette perspective.

GL
Moi, j’ai plutôt pris le parti de faire quelque chose de méta.

XD
Oui, c’est peut-être parce que j’étais aussi au Conservatoire, avec un côté land art, in situ, que j’ai continué. Avec quand même, je l’avoue, toujours en arrière-pensée l’idée de remettre le couvert. On en a reparlé plusieurs fois.

BS
Donc ce n’est peut-être pas fini ?

XD
On ne sait jamais.

GL
Ce n’est pas à l’ordre du jour, mais ce n’est pas impossible…

  1. Structure d’accompagnement des artistes visuels de La Réunion et de projets artistiques active entre 2000 et 2021.
  2. Du verbe marronner : action, pour un esclave, de s’échapper de la plantation.
  3. Marron était le nom donné à un esclave qui parvenait à fuir la plantation.
  4. Néologisme : dans ce contexte, un parallèle est fait entre les esclaves qui quittent la plantation et l’art qui quitte l’espace institutionnel pour retrouver sa liberté dans l’espace public.
  5. En créole réunionnais : le truc, la chose
  6. En créole réunionnais : combats de coq.
  7. En cachette, en créole réunionnais.
  8. APECA : Association pour la prévention de l’enfance coupable et abandonnée.
  9. Festival de spectacle vivant à La Réunion, se déroulant à Saint-Leu.
  10. Écailles de bambou